Les hommes buvaient beaucoup (mercredi, 01 mai 2013)

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Les hommes buvaient beaucoup, les femmes quelquefois, les enfants quelquefois, hélas! La campagne se travaillait à bras et puis la misère donne soif. On faisait la tournée des caves jusqu'à point d'heure. Le dimanche, les chantres "poussaient" les vêpres entre deux tonneaux de chansons à boire. Les habitants de Concise qui pratiquent encore à l'occasion ces joyeuses descentes et qui ne manquent pas d'humour, ont appelé leur chorale paroissiale La voix des caves .

Comme partout, au début du siècle, l'absinthe sévit. On a pu compter à Fessy sept cafés pour 250 habitants, y compris le fameux Cercle Républicain, sorte de coopérative qui permettait de boire moins cher, c'est-à-dire d'autant plus.

L'alcool n'était pas mortel pour tout le monde : " Á quoi attribuez-vous cette santé de fer?" demandait une parisienne au vieux Léon qui frisait sans ennuis les 90 ans. "Au fait que je bois tous les matins un grand verre d'eau en me levant!". Le malin oubliait tout simplement de préciser qu'il s'agissait bien d'un verre d'eau-de-vie. Il n'était pas rare qu'un ménage fasse annuellement 1500 à 2000 litres de cidre, qu'il n'était pas seul à consommer, bien sûr, mais comme tout le monde en faisait à peu près autant...

On buvait aussi la "chèvre" : du cidre sous pression contenu dans un petit tonneau à larges douves, auquel on ajoutait de la vanille et un peu de rhum. C'était le luxe des soirs d'été.

Dans les terres en pente de Brens, de Bonnatrait, de la Petole sur le chemin du Col de Cou... poussaient des vieux plants qui laissaient le verre rouge une fois vide, l'estomac entre le rejet et la colique. Á Rezier sévissait le "botiou" au goût sauvage, d'où son nom, au grain allongé et à la peau dure, qu'aucun échalas ne pouvait retenir puisqu'il avait la fâcheuse tendance à ramper au sol comme une ronce. On faisait un écart de plusieurs centaines de mètres pour fuir l'invitation des propriétaires de ces cépages maudits.

Alors que tout enfant j'accompagnais notre curé Mercier pour la bénédiction des maisons, Jean du Moulin eut la malicieuse idée de nous en verser un grand verre à tous les deux. L'effet fut immédiat : j'oubliais ma fonction quasi ecclésiastique pour courir me soulager derrière le premier arbre venu, n'ayant même pas eu le temps de poser ma botte à moitié pleine des jolis œufs qu'on avait coutume d'offrir à cette occasion.

La fin novembre voyait le passage de la machine à goutte ou, si vous voulez, de l'alambic : une attraction pour les enfants et une aubaine pour les vieux poivrots qui profitaient de l'occasion pour s'envoyer de grands verres de gnôle fraîche, sans attendre qu'on la coupe pour en atténuer le degré. Un bœuf n'aurait pas tenu le coup. On en profitait aussi pour cuire les betteraves rouges et des chapelets de saucisses pour leur donner une saveur de plus. On distillait tout ce qu'on pouvait : les belosses ( prunes sauvages), les margales (petites cerises de montagne noires et sucrées), le sureau, la lie de cidre qui, quand elle était mal conservée, donnait au résultat l'odeur de ce que je n'ose pas vous dire. Un farceur de Lully en jetait quelques gouttes sur le pantalon de Jean Coqui quand il attendait le car pour aller au marché de Thonon. Il trouvait ainsi toute la place qu'il voulait.


Bernard Lacroix, Les cahiers du musée n°10

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