Le Baroque Savoyard,3 (jeudi, 30 janvier 2014)

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Église des jésuites de Chambéry, le transept et le chœur.

La richesse du décor contraste avec la rigueur architecturale. (Photographie Savoie Baroque)

 

 

 

L'invention du Baroque en Savoie: l'église des Jésuites de Chambéry

 

 

Issu du portugais barroco qui signifie "perle irrégulière", le mot baroque a d'abord désigné ce qui est confus, bizarre. Si l'usage du mot apparaît en France en 1531, c'est bien plus tard qu'il désigne l'art qui s'est développé aux XVIIe et XVIIIe siècles, après des décennies de débats entre historiens, tant cet art riche et complexe semble échapper à toute définition. "Le Baroque au sens propre naît au XVIIe siècle à Rome, dans le milieu de la Contre-Réforme marqué par un fort ascendant hispanique. Issu de la Renaissance, il s'en écarte notablement. Le champ d'application de ce mot peut s'étendre de l'architecture aux autres arts: peinture, littérature, musique... On ne peut l'envisager qu'à travers un ensemble de caractéristiques : recherche de l'effet, déséquilibre, tension, mouvement, dynamisme, propension au colossal, inachèvement, contrastes, images d'extase ou de martyre, d'envol, de triomphe, pathétique, gesticulation... qui traduisent un état de la société, une vision du monde" écrit Dominique Peyre. (1)Cette vision du monde est celle d'une époque de changements profonds et d'angoisse où l'homme tente d'exprimer son nouveau rapport à l'univers et à Dieu.

Le Baroque est un art de synthèse qui dépasse les données conflictuelles de l'époque. Alors que l'art de la Renaissance, obéissant à des canons rigoureux dont l'unité de mesure était le corps humain, offre une vision de stabilité, le courant maniériste des années 1520-1590 rejette ces canons pour exprimer l'inquiétude, voire l'angoisse, dans un contexte de crise religieuse et de nouvelles interrogations suscitées notamment par la révolution copernicienne.Le Baroque assume et dépasse ces deux courants en prenant en compte les tensions qui traduisent la rupture avec l'ordre ancien ainsi que la nouvelle perception de l'homme . 

 

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L'église des Jésuites de Chambéry est la première église baroque édifiée en Savoie. Si elle appartient au Baroque des origines, à un Baroque urbain différent du Baroque rural apparu au milieu du XVIIe siècle, elle constitue cependant le modèle du Baroque Savoyard, magnifiquement étudié par Robert Soldo. (2)

Il aura fallu pas moins de 47 ans pour l'achever, de la première pierre posée en 1599 à sa consécration en 1646. L'ordre des Jésuites ou Compagnie de Jésus, fondée en 1540 par Ignace de Loyola, avait demandé au duc de Savoie Philibert-Emmanuel, en 1561, un collège à Chambéry. Le duc, qui voyait en ce projet un moyen de s'opposer au rayonnement des centres calvinistes de Genève, Lyon et du Dauphiné, donna bien évidemment son accord. Le collège est créé en 1564. L'église, bâtie sur les plans d'Etienne Martellange, frère jésuite et architecte, venait compléter le collège. Son plan est inspiré de l'église Santa Maria dei Monti, elle-même inspirée de l'église du Gesù à Rome, dont l'élégance discrète et la gravité majestueuse sont caractéristiques de la première période baroque ; à partir de 1630, la seconde période, illustrée par les œuvres de grands noms, tels Le Bernin, Borromini, Pierre de Cortone, insistera davantage sur le mouvement et l'émotion.

L'église a la forme d'une croix latine, disposition qui, depuis le premier âge du christianisme, a une portée symbolique : elle inscrit la Croix, emblème du christianisme, dans le sol même de l'édifice. La façade offre deux étages à ordres, couronnée par un fronton triangulaire. Elle est rythmée par des piliers toscans. Au second étage, deux fenêtres rectangulaires entourent une grande baie cintrée. Cette tripartition évoque l'architecture de l'arc de triomphe romain, pour magnifier la gloire de Dieu.Architecture triomphale, théâtrale, emblématique du premier Baroque, où le portail indique le passage du profane au sacré et "manifeste tout le symbolisme du Christ "porte" ( Jean,X,7) qui, par sa vie et son message, donne accès au Royaume de Dieu". (3)

 

 

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Façade principale. (Photographie Savoie Baroque)

 

Qu'une telle façade soit typique de l'architecture triomphante propre aux jésuites n'implique en rien, selon Robert Soldo, l'existence d'un "style jésuite" comme le prétendait Taine dans son Voyage en Italie. Les églises jésuites relèvent de tous les styles, la politique des Jésuites a toujours été de laisser à chaque province, à chaque pays où ils s'implantaient, la possibilité d'exprimer leur génie et leur art propres. En revanche, il y a un modo nostro ou modo proprio ( un "faire à sa façon") jésuite qui consiste à intervenir dans la fonctionnalité de l'édifice par rapport aux objectifs de l'enseignement, du culte et de l'apostolat.Ce modo proprio veillait, dans l'esprit du concile de Trente, à favoriser l'acoustique et la visibilité en tous points de vue de l'espace intérieur, et à mettre en évidence l'autel dans le chœur.

 

L'église des Jésuites de Chambéry synthétise plusieurs courants artistiques. Le Baroque des origines prédomine mais on y retrouve aussi des traces de la Renaissance et du maniérisme.

La coupole qui surplombe le chœur, par exemple, est une forme héritée de la Renaissance depuis que Brunelleschi  conçut, entre 1420 et 1434, la prodigieuse coupole de Santa Maria dei Fiori à Florence, elle-même inspirée par l'antiquité romaine et l'Orient chrétien. Depuis les origines de l'art, l'hémisphère de la coupole a toujours symbolisé le ciel. Ici, elle imprime un mouvement ascensionnel à l'ensemble de l'architecture et les six baies de son lanternon hexagonal apportent un flot de lumière, métaphore de la présence divine. Dans l'ornementation, la colombe, au sommet, symbolise l'Esprit Saint.

 

 

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La coupole. Au chœur de l'édifice, la plénitude d'une forme qui aspire vers le haut.

(Photographie Savoie Baroque)

 

 

Toutefois, le Baroque des origines est visible, comme l'écrit Robert Soldo, dans " une emphase persuasive qui se traduit par la théâtralité de la façade et par l'organisation de l'espace intérieur, et en particulier du chœur. Nous avons là un "art total" où architecture et décor concourent à l'annonce du message chrétien".(4) La théâtralité du chœur repose sur une structure éminemment baroque, la mise en abyme, "l'architecture dans l'architecture" : l'architecture du retable, avec ses six colonnes deux à deux et son fronton arqué, reproduit l'architecture triomphale de la façade. La richesse des marbres et des dorures fait du retable et du maître-autel, symbole du Christ, le pôle d'attraction du chœur et de tout l'édifice.Les balustrades en marbre noir qui délimitent le chœur et la scène liturgique, les quatre degrés — deux marches  pour accéder au chœur puis deux autres au niveau de l'autel —, la disposition du retable à la façon d'un décor scénique peint, représentant, entre autres, l'Annonciation et la Visitation, font du chœur le théâtre où se joue le drame sacré de la Rédemption entre Dieu et les hommes, lors de chaque liturgie eucharistique, comme le voulait la spiritualité tridentine.

 

 

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Le chœur avec son riche retable en marbre, cœur du dispositif tridentin.

(Photographie Savoie Baroque)

 

Enfin, plusieurs éléments du décor pictural portent la marque du premier Baroque, en particulier les anges qui virevoltent dans la coupole comme dans les cieux ouverts. La peinture réaliste du Christ-Roi, de Marie, de l'Adoration des Bergers, incarne, littéralement "donne chair", au monde spirituel invisible.

L'église des Jésuites de Chambéry, comme je l'ai dit, est la première église baroque en Savoie. C'est un baroque de l'origine, à l'état naissant. Le Baroque rural, les retables de nos vallées avec leurs colonnes torses, leurs angelots joufflus, leurs saints hauts en couleur si chers à Bernard Lacroix, gagneront en mouvement, en spontanéité, en sensualité.

 

Élisabeth Bart-Mermin

 

Notes:

(1) Dominique Peyre, L'invention du Baroque in Savoie Baroque, op. cit., pp. 49-50.

(2) Robert Soldo, L'église des Jésuites de Chambéry: la force du modèle in Savoie Baroque pp.155-177.

(3) Ibid., p.158.

(4) Ibid., p. 175.

 

( Á suivre...)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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