Un carnet de Bernard Lacroix (vendredi, 31 juillet 2015)
De toutes les archives laissées par Bernard Lacroix, la plus ancienne, la plus humble, la plus touchante, est sans doute un carnet daté de 1947 (1). Bernard avait alors 14 ans. Une série de dates sur la couverture, reprise et augmentée sur la première page, laisse supposer qu'il a tenu plusieurs carnets de ce type. Dans la série de la première page, des lieux sont ajoutés aux dates : Thônes, pour les années 1945,46,47, Thonon pour l'année 1948, Fessy pour l'année 1949. Dates et lieux correspondent à ses années de scolarité. Le sous-titre de la première page, Phrases, adjectifs, vocabulaire pour narration...etc... (sic) ne nous dit pas si la tenue d'un tel carnet était imposée au collège ou s'il s'agit d'une pratique personnelle. Je penche pour la seconde hypothèse car les thèmes récurrents de sa poésie, son émerveillement devant la beauté du monde, son amour de la langue française, son humour, sont déjà là, en germe.
L'adolescent collecte des mots, des phrases, comme il allait bientôt collecter les objets mis au rebut. Dans ce carnet de 1947, qui comporte plusieurs ajouts datés de 1948, il mêle des citations sans nom d'auteur (hormis Joseph Kessel, dont il recopie des extraits du roman Le lion) et ses propres phrases. Il arrive qu'il précise être l'auteur d'une phrase, par exemple :
" Le Paysan. Après le travail... En essuyant d'un revers de sa large main caleuse la sueur qui perle sur son front, confiant en l'avenir, il sourit aux étoiles. (C'est de moi)."
Ou bien:
"Les Fleurs. Elles viennent jusqu'à ma fenêtre et semblent me redire chaque matin le bonjour silencieux de la nature entière. (authentiquement de Moi!)B.La +1948, St Jo".
Si Bernard Lacroix ignorait, comme il l'affirmera des années plus tard, où le mènerait sa collecte d'objets, il est clair qu'il collecte les mots avec le désir et l'intention d'écrire, que la poésie est sa toute première vocation (2). Certaines remarques, certains rapprochements entre les citations et les thèmes sont déjà ceux d'un écrivain au travail. La fin du carnet comporte un choix de locutions latines, puis l'annonce, dans la belle calligraphie des collégiens d'autrefois, d'un "Précis de grammaire usuelle, par B.Lacroix, lauréat de la faculté de Lettres" (sic), suivi de ...pages blanches! Déjà poète et déjà facétieux ...!
Les thèmes sont ceux de l'œuvre à venir. Certains sont aussi anciens que la poésie elle-même – les saisons, la nuit, le soleil, la tempête – , mais ces phrases résonnent pour la première fois aux oreilles du futur poète, peintre et musicien. On devine qu'il s'émerveille de découvrir dans les mots l'écho et le prolongement de son expérience sensible, laquelle se situe à des années- lumière de celle d'un adolescent d'aujourd'hui. En 1947, une jeune rural n'avait ni ordinateur ni iPad, même pas la télévision ; les automobiles étaient rares, les autoroutes n'existaient pas, les villages chablaisiens n'étaient pas les dortoirs des salariés frontaliers... En d'autre termes, le mode de vie de ce jeune rural, dans sa proximité avec la nature, laissait davantage de place à la contemplation.
Il se peut que Bernard Lacroix ait cueilli certaines phrases et expressions dans la poésie romantique ou symboliste qu'on transmettait à l'école jadis : Hugo, Musset, Vigny, Heredia, Leconte de Lisle etc... Je dois avouer que je n'ai reconnu aucune citation à part une expression d'Alfred de Musset et un proverbe portugais : " Dieu écrit droit avec des lignes courbes". Le recueil n'en est que plus émouvant. Après tout, qu'importe qui a écrit telle ou telle phrase? Bernard s'appropriait sans doute les phrases ou expressions lues comme s'il les avait écrites lui-même : c'est là l'opération alchimique propre à la poésie puisque chaque œuvre bruisse des voix qui l'ont précédée. Sensible à leur beauté, il a noté ces phrases ou ces expressions pour qu'elles restent en lui. En voici quelques-unes. Certaines sont vraisemblablement de son invention, même s'il n'en signe que très peu.
Le printemps :
" Il neige des fleurs... jonquilles, pensées, renoncules..."
"Des milliers de corolles neigeuses floconnaient..."
" Les premiers papillons se posent sur les premières roses..."
"Les chatons de soie jaune..."
L'été :
"La brise s'endort..."
" La terre est assoupie dans sa robe de feu "
L'automne:
"Le houx met sa parure de corail rutilant..."
"L'azur cendré du ciel"
Les phrases suivantes sont signées BLa+ :
" Ses joies, ses peines, ses beautés et ses disgrâces".
" Le squelette osseux des branches dénudées".
" Les enfants revenant de l'école, désireux de faire à leur maman une surprise agréable, remplissent vivement le cartable de châtaignes et de noix, et les bergers rêveurs, les pieds sous la cendre chaude de leur modeste feu de bois, gardent vigilants leurs gras troupeaux disséminés dans la plaine".
L'hiver :
"Le givre, tel un orfèvre habile, glisse dans tout ses larmes d'argent"
"Les fougères poudrées de neige comme des gâteaux de sucre fin".
"Les vitres rondes couvertes de fleurs d'argent..."
" Les fées semblent avoir jeté sur les arbres une pluie de diamants..."
La Nuit :
"La lune se lève pour baigner les pics et les vallées de splendeur argentée..."
" La nuit profonde, avec un peu de jour resté sur l'eau..."
"Sillage scintillant des tremblantes étoiles..."
L'expression suivante est signée B.L 48 :
" Le ciel d'un bleu profond, étoilé et magique"
Le Soleil:
Phrase signée B.La+, 1948 :
" Le disque pâle d'un soleil couchant. (Brusque changement de la nature)"
Élisabeth Bart-Mermin
Notes :
(1) La date 1947 est écrite en rouge et noir à l'intérieur d'un losange, sur la première page, et sur la 4e de couverture.
(2) Nous publierons dans une prochaine note, le 6 août, un poème que Bernard Lacroix a retrouvé dans ses cahiers d'écolier, comme il le précise lui-même, ce qui prouve que sa vocation poétique s'est manifestée dès l'enfance, avant la rédaction de ces carnets.
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