Au-delà de la lisière (jeudi, 04 juillet 2013)
Photographie de Juan Asensio
"J'ai vécu à la lisière de deux civilisations : la civilisation agro-pastorale [...] et celle du machinisme naissant", écrit Bernard Lacroix. Né en 1933, il a connu la première dans son enfance, même si le "machinisme" — la civilisation industrielle —, était déjà là. C'est au cours de la période dite Les trente Glorieuses, des années 50 au début des années 70 du siècle dernier, que le machinisme s'est étendu au monde rural. Bernard Lacroix a vécu ce basculement dans la totalité de la civilisation industrielle.
Ces fameuses Trente Glorieuses apparaissent aujourd'hui comme l'accomplissement d'une civilisation mise en place dès la Renaissance, à laquelle la Révolution française a donné libre cours pour qu'elle s'épanouisse au XIXe siècle et se généralise au XXe. Aujourd'hui, à l'ère de la cybernétique, de la croissance sans frein des technologies dont nous voyons de plus en plus qu'elle échappe à la régulation de tout comité d'éthique ( ne nous faisons aucune illusion, la recherche sur l'embryon *, les manipulations génétiques, le clonage, les techniques de procréation artificielle, toutes les macro et nanotechnologies et j'en passe, se réaliseront) , nous sommes entrés dans une ère nouvelle qui dépasse le machinisme. Á quoi servent, dans un tel contexte, les poèmes, les récits et les méditations d'un artiste, d'un homme du peuple tel que Bernard Lacroix?
Ils introduisent tout simplement de la pensée là où il n'y en a pas. "La Science ne pense pas" disait Heidegger, la Technique encore moins. Mais, me direz-vous, qu'est-ce que penser? Que veut dire penser? C'est justement le titre d'une célèbre conférence de Heidegger, qui répond magnifiquement à cette question, dont je ne saurais rendre compte ici. Je peux juste dire qu'il n'est pas nécessaire d'être un intellectuel pour penser, que d'ailleurs, certains intellectuels ne pensent pas, que penser n'est pas réservé aux érudits mais nécessite seulement de l'attention dans le sens où l'entend Simone Weil: " L'attention, à son plus haut degré, est la même chose que la prière. Elle suppose la foi et l'amour. [...] L'attention extrême est ce qui constitue dans l'homme la faculté créatrice, et il n'y a d'attention extrême que religieuse. La quantité de génie créateur d'une époque est rigoureusement proportionnelle à la quantité d'attention extrême, donc de religion authentique à cette époque". (1)
Penser, c'est par exemple, au sein même de la croissance technologique que la doxa mondiale veut nous faire croire inéluctable , poser les questions premières, celles qu'ont posées, dans l'antiquité, les grecs et les hébreux: d'où venons-nous? Qui sommes-nous? Où allons-nous? Alors que l'ère de la Technique nous contraint à vivre dans un présent sans passé ni avenir, la question "D'où venons-nous?" nous conduit à porter notre attention vers un passé dont cette doxa veut faire table rase au point d'anéantir une anthropologie millénaire ( la filiation, la différenciation des sexes), et la question " Où allons-nous?", à porter la même attention vers un avenir sans autre horizon collectif que ce que la langue de bois planétaire nomme La Croissance. D'où la question: "Qui sommes-nous?".
L'ensemble de l'œuvre de Bernard Lacroix, ses poèmes, ses peintures et sculptures, ses méditations, sa collection ethnographique, posent ces questions. Ce ne serait pas lui rendre justice que de considérer seulement cette œuvre comme la trace d'un passé révolu relevant désormais du folklore, car elle médite sur le temps, comme le font, aujourd'hui, des intellectuels tel que l'historien François Hartog (2), comme avait commencé de le faire Nathanaël Dupré La Tour, né en 1977 et décédé récemment, le 20 mai 2013, dans un accident de la route. Professeur à l'École Normale Supérieure de Lyon, ce jeune philosophe nous laisse deux beaux livres, L'instinct de conservation et Au seuil du monde (3). Bernard Lacroix, le poète qui a connu l'ancien monde, et Nathanaël Dupré La Tour, le jeune philosophe né dans le nouveau monde et trop tôt disparu, ne se sont pas connus. Pourtant, à leur insu, leurs œuvres dialoguent.
(à suivre...)
Élisabeth Bart-Mermin
Un texte de Juan Asensio sur le livre de Nathanaël Dupré La Tour, Au seuil du monde, ici.
Notes:
(1) Simone Weil, La pesanteur et la grâce , (Agora, coll. Pocket, 2007) p. 192.
(2) François Hartog, Croire en l'histoire, (Flammarion, 2013)
(3) Nathanaël Dupré La Tour, L'instinct de conservation, (Le Félin, 2011) et Au seuil du monde, (Le Félin, 2013)
* Ajout du 19 juillet 2013:
Le Parlement a définitivement adopté, mardi 16 juillet, par un vote des députés, le texte autorisant la recherche sur l'embryon humain et les cellules souches soutenu par le gouvernement de Mr Hollande. Nous y sommes: l'homo technicus remplace l'homo sapiens.
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