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dimanche, 01 novembre 2015

Toussaint 2015

cimetière JA,5.jpg

Photographie de Juan Asensio

 

 

 

 

Rappel :

Nos morts

La Toussaint

Sylvie

*

 

 "Mes morts sont vivants"

Bernard Lacroix, Nos morts

 

 

C'est devenu une coutume, sur ce blog, de célébrer à notre manière la Toussaint, fête du souvenir et de l'espérance. Depuis le VIIIe siècle, la Toussaint est si étroitement liée à la fête des morts du 2 novembre que nous leur rendons visite, au cimetière, chaque 1er novembre. Aujourd'hui, c'est une Toussaint particulière pour nous puisque pour la première fois, nous honorons la mémoire de nos amis partis cette année, Bernard Lacroix et son cousin Joseph.

Si dans un poème de jeunesse Bernard considérait la visite au cimetière comme la suprême preuve d'amour, il écrira plus tard, dans Nos morts, son refus de cette coutume. Pour lui, les morts sont vivants. " Je ne visite pas les morts", écrit-il, " comme si je voulais conserver dans ma mémoire des yeux ouverts et des bouches frémissantes de mots". Il semble qu'à ses yeux, la tombe matérialise l'absence, obture la mémoire. Il préfère évoquer "le  simple dialogue d'une vie toute simple qui me revient à tous moments. Une ombre fugitive, un souffle, un murmure, un bruit..."

Pourtant, certains entretiennent ce dialogue au cimetière. Pour ceux-là, la tombe ne dissimule pas un squelette, elle est la demeure qui abrite l'être qu'ils chérissent toujours. Bernard n'écrit-il pas lui-même, dans Nos morts, que le cimetière est un "deuxième village" ? N'est-ce pas le lieu où, le jour de la Toussaint, familles et amis se retrouvent unis dans l'espérance?

En fait, Bernard accordait plus de valeur aux mots qu'à une visite au cimetière. Ses morts sont vivants parce qu'il se souvient de conversations au café Dret, insignifiantes sur le moment, qui résonnent toujours en lui. Qui sait pourquoi on se rappelle de tel instant, de telle conversation? Comme la photographie, la tombe est un vestige figé si la parole ne l'anime du feu de l'amour.

Bernard n'a pas de tombe. Il a choisi de redevenir poussière, se rappelant peut-être de l'ancien rite du Mercredi des Cendres : " souviens toi que tu es poussière et que tu redeviendras poussière". Il est vivant dans le cœur de ceux qui l'ont connu, avec ses mots d'humour et d'amour, les instants de bonheur ou de douleur vécus ensemble, et dans le cœur de ceux qui le découvrent à travers son œuvre. 

 

 

Élisabeth Bart-Mermin

 

 

 

 

 

 

samedi, 25 juillet 2015

Tu m'aimes...

l'amour dans la poésie de bernard lacroix, simone weil, la pesanteur et la grâce, juan asensio

Photographie de Juan Asensio

 

 

 

Tu m'aimes!

Tu m'aimes!

Tu m'aimes!

Qu'en sais-tu?

Dix,

Quinze

Ou vingt ans après ma mort,

Si tu viens encore pleurer sur ma tombe :

Là,

Là seulement,

Tu me diras "Je t'aime"

Et je te croirai...

 

 

Bernard Lacroix, Petites choses d'hiver

 

 

*

 

 

En écho à ce poème de Bernard d'une incommensurable profondeur sous son apparente simplicité, cette pensée de Simone Weil :

 

" [...] L'amour qu'on voue aux morts est parfaitement pur. Car c'est le désir d'une vie finie qui ne peut plus rien donner de nouveau. On désire que le mort ait existé et il a existé."

Simone Weil, La pesanteur et la grâce 

 

jeudi, 04 juillet 2013

Au-delà de la lisière

 

machinisme, ère de la technique, martin heidegger, simone weil, françois hartog, nathanaël dupré la tour, juan asensio

Photographie de Juan Asensio

 

 

 

 

"J'ai vécu à la lisière de deux civilisations : la civilisation agro-pastorale [...] et celle du machinisme naissant", écrit Bernard Lacroix. Né en 1933, il a connu la première dans son enfance, même si le "machinisme" — la civilisation industrielle —, était déjà là. C'est au cours de la période dite Les trente Glorieuses, des années 50 au début des années 70 du siècle dernier, que le machinisme s'est étendu au monde rural. Bernard Lacroix a vécu ce basculement dans la totalité de la civilisation industrielle.

  Ces fameuses Trente Glorieuses apparaissent aujourd'hui comme l'accomplissement d'une civilisation mise en place dès la Renaissance, à laquelle la Révolution française a donné libre cours pour qu'elle s'épanouisse au XIXe siècle et se généralise au XXe. Aujourd'hui, à l'ère de la cybernétique, de la croissance sans frein des technologies dont nous voyons de plus en plus qu'elle échappe à la régulation de tout comité d'éthique ( ne nous faisons aucune illusion, la recherche sur l'embryon *, les manipulations génétiques, le clonage, les techniques de procréation artificielle, toutes les macro et nanotechnologies et j'en passe, se réaliseront) , nous sommes entrés dans une ère nouvelle qui dépasse le machinisme. Á quoi servent, dans un tel contexte, les poèmes, les récits et les méditations d'un artiste, d'un homme du peuple tel que Bernard Lacroix?

Ils introduisent tout simplement de la pensée là où il n'y en a pas. "La Science ne pense pas" disait Heidegger, la Technique encore moins. Mais, me direz-vous, qu'est-ce que penser? Que veut dire penser? C'est justement le titre d'une célèbre conférence de Heidegger, qui répond magnifiquement à cette question, dont je ne saurais rendre compte ici. Je peux juste dire qu'il n'est pas nécessaire d'être un intellectuel pour penser, que d'ailleurs, certains intellectuels ne pensent pas, que penser n'est pas réservé aux érudits mais nécessite seulement de l'attention dans le sens où l'entend Simone Weil: " L'attention, à son plus haut degré, est la même chose que la prière. Elle suppose la foi et l'amour. [...] L'attention extrême est ce qui constitue dans l'homme la faculté créatrice, et il n'y a d'attention extrême que religieuse. La quantité de génie créateur d'une époque est rigoureusement proportionnelle à la quantité d'attention extrême, donc de religion authentique à cette époque". (1)

Penser, c'est par exemple, au sein même de la croissance technologique que la doxa mondiale veut nous faire croire inéluctable , poser les questions premières, celles qu'ont posées, dans l'antiquité, les grecs et les hébreux: d'où venons-nous? Qui sommes-nous? Où allons-nous? Alors que l'ère de la Technique nous contraint à vivre dans un présent sans passé ni avenir, la question "D'où venons-nous?" nous conduit à porter notre attention vers un passé dont cette doxa veut faire table rase au point d'anéantir une anthropologie millénaire ( la filiation, la différenciation des sexes), et la question " Où allons-nous?", à porter la même attention vers un avenir sans autre horizon collectif que ce que la langue de bois planétaire nomme La Croissance. D'où la question: "Qui sommes-nous?".

L'ensemble de l'œuvre de Bernard Lacroix, ses poèmes, ses peintures et sculptures, ses méditations, sa collection ethnographique, posent ces questions. Ce ne serait pas lui rendre justice que de considérer seulement cette œuvre comme la trace d'un passé révolu relevant désormais du folklore, car elle médite sur le temps, comme le font, aujourd'hui, des intellectuels tel que l'historien François Hartog (2), comme avait commencé de le faire Nathanaël Dupré La Tour, né en 1977 et décédé récemment, le 20 mai 2013, dans un accident de la route. Professeur à l'École Normale Supérieure de Lyon, ce jeune philosophe nous laisse deux beaux livres, L'instinct de conservation et Au seuil du monde (3). Bernard Lacroix, le poète qui a connu l'ancien monde, et Nathanaël Dupré La Tour, le jeune philosophe né dans le nouveau monde et trop tôt disparu, ne se sont pas connus. Pourtant, à leur insu, leurs œuvres dialoguent.

 

(à suivre...)

 

Élisabeth Bart-Mermin

 

Un texte de Juan Asensio sur le  livre de Nathanaël Dupré La Tour, Au seuil du monde, ici.

 

Notes:

(1) Simone Weil, La pesanteur et la grâce , (Agora, coll. Pocket, 2007) p. 192.

(2) François Hartog, Croire en l'histoire, (Flammarion, 2013)

(3) Nathanaël Dupré La Tour, L'instinct de conservation, (Le Félin, 2011) et Au seuil du monde, (Le Félin, 2013)

 

* Ajout du 19 juillet 2013:

 

Le Parlement a définitivement adopté, mardi 16 juillet, par un vote des députés, le texte autorisant la recherche sur l'embryon humain et les cellules souches soutenu par le gouvernement de Mr Hollande. Nous y sommes: l'homo technicus remplace l'homo sapiens.

 

 


 

 

jeudi, 20 décembre 2012

Noël

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Photographie Juan Asensio




Une seule fois

Une seule

Dans l'histoire du monde

La nuit,

Délaissant pour un instant

La peur et la mort,

La guerre et le crime,

Le vice et la misère...


Une seule fois

Une seule

Dans l'histoire du monde

La nuit,

Mère abusive de l'ombre,

A enfanté de la lumière!


Bernard Lacroix



Poème envoyé par Bernard Lacroix à la famille Mermin lors du décès de Henri Mermin, Noël 1994.

samedi, 29 septembre 2012

Ombre et Lumière

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Photographie de Juan Asensio

 

 

"Les travailleurs ont besoin de poésie plus que de pain. Besoin que leur vie soit une poésie. Besoin d'une lumière d'éternité.

Seule la religion peut être la source de cette poésie.

Ce n'est pas la religion, c'est la révolution qui est l'opium du peuple.

La privation de cette poésie explique toutes les formes de démoralisation.

L'esclavage, c'est le travail sans lumière d'éternité, sans poésie, sans religion.

Que la lumière éternelle donne, non pas une raison de vivre et de travailler, mais une plénitude qui dispense de chercher cette raison.

Á défaut de cela, les seuls stimulants sont la contrainte et le gain. La contrainte, ce qui implique l'oppression du peuple. Le gain, ce qui implique la corruption du peuple."

 

 

Simone Weil, Mystique du travail in La pesanteur et la grâce, ( Éditions Plon, coll. Agora, 2007),pp. 274-275.

 

*

 

Á l'heure où les propagandes de tous bords tentent de nous obséder avec La Crise ( j'adore quand les medias nous expliquent que nous, français, sommes "démoralisés" par La Crise, cette grosse sorcière très laide encapuchonnée de sombres calculs, censée transformer en cauchemars les rêves de tout bon citoyen), propagandes complaisamment relayées, sur Internet, par une multitude d'individus plus ou moins connus qui dissertent à n'en plus finir sur des opinions faussement divergentes, il reste peut-être quelques Impardonnables, quelques insulaires de l'esprit, lisant, imperturbables, dans une rame de métro, les toilettes de leur entreprise, un couloir de leur lycée, un recoin de leur université, Job, Jérémie, Baudelaire ou quelque poète aussi discret que Bernard Lacroix. Ces poètes et leurs lecteurs témoignent de la "lumière d'éternité" dont parle Simone Weil, sans laquelle quiconque, le milliardaire ou le clochard, le cadre ou l'ouvrier, le campagnard ou le banlieusard, reste un esclave. Quelle sueur a dû ruisseler sur le front ridé de Bernard Arnault pour qu'il amasse un tel néant, puisque personne n'est capable d'évaluer réellement sa fortune! " Le maître est esclave de l'esclave en ce sens que l'esclave fabrique le maître" (1)

Je crains que ce pauvre Bernard Arnault, paraît-il esthète et grand collectionneur, n'ait jamais lu une seule de ces lignes fulgurantes qui lui révèleraient son néant en échange de cette plénitude dont le peuple de France est, lui aussi, privé. Il pourrait lire la poésie de Bernard Lacroix, par exemple, souvent aphoristique, qui retient les mots de sorte qu'ils ouvrent cet espace où l'on peut respirer comme au sommet de nos montagnes, espace de silence où les roseaux que nous sommes plient, attentifs, à l'écoute. Certains de ses poèmes se rapprochent de ceux de René Char, lui aussi enraciné dans son pays natal, à propos desquels Jean Beaufret a pu écrire: 

" L'aphorisme se retient de trop parler et, sans philosopher, donne d'autant plus à penser. Il délimite d'un trait l'espace respirable. Il est une reprise de souffle. Qui n'a pas le souffle coupé ne peut rien en apprendre" (2).

Penser sans philosopher, c'est écouter la parole, laisser le langage vibrer en soi, c'est résonner au lieu de raisonner. Le poème bref, aphoristique, coupe le souffle ; comme la flèche de l'archer, il vibre, pourvu que soit tendue la corde du cœur. Alors, on reprend souffle dans un autre espace, libre.

Discrets, secrets, retenant les mots, les poèmes de Bernard Lacroix paraîtront anodins à tout esprit qui ne sait pas faire silence, se dépouiller de sa science. Poésie matinale du paysan qui se lève à l'aurore et contemple le lever du jour derrière la crête des montagnes ou se recueille, au crépuscule. Poésie de l'étonnement premier, de l'émerveillement devant les choses. Poésie qu'on pénètre autrement que par la raison, dont chacun peut ressentir la justesse même s'il n'en comprend pas le sens. Poésie de l'humilité. Le poème requiert seulement la disponibilité du lecteur, une disponibilité identique à celle du poète. Dans une telle disponibilité, se manifeste l'envers des apparences et, de là, la possibilité d'un discours symbolique.

Ainsi, le poème L' Ombre renouvelle le symbolisme de la dualité ombre et lumière. L'une n'est pas sans l'autre, ici-bas. Il y a quelque chose de la mystique weilienne dans cette vision des contraires : le poème n'oppose pas l'ombre à la lumière mais les unit comme les deux versants d'une apparence.La dualité ne symbolise pas la vie et la mort car l'ombre n'existe que dans la plénitude terrestre. L'ombre n'est pas identifiée à la ténèbre, au chaos, à l'absence de sens, c'est une apparence que le poète célèbre parce qu'elle participe à la beauté, à l'unité du monde. La mort n'est ni le royaume de l'ombre ni celui de la lumière, mais le passage de l'une à la plénitude de l'autre, lumière d'éternité, puisque "Morts, nous devenons lumière dans la lumière".

Cette lumière d'éternité brille de toute son intensité dans cet autre poème, fulgurant. Laissons les mots de Bernard Lacroix vibrer en nous, âmes errantes pareilles aux papillons de nuit, écoutons sa prière, familère et peut-être malicieuse: " Seigneur, ne me brûle pas!".

 

Élisabeth Bart-Mermin

 

Notes:

(1): Simone Weil, Mystique du travail, op. cit., p.272.

(2): Jean Beaufret, L'entretien sous le marronnier in Œuvres complètes de René Char ( Éditions Gallimard, coll. La Pléiade, 1988) p. 1141, méditation sur la rencontre entre René Char et le philosophe Martin Heidegger, en 1955.

 

 

mardi, 10 juillet 2012

Armand Robin le Réfractaire, 2

Fils d'agriculteur, dernier de huit enfants, Armand Robin naît à Plouguernével ( Côtes d'Armor) en 1912. Jusqu'à son entrée à l'école il ne parle que le dialecte de son pays natal, le fissel.


J'ai commencé par le breton

Brume exquise où l'âme se mire d'une brume à l'autre

Et n'arrive jamais à se dévoiler.

Grand effort dans la brume!

écrit-il dans un poème intitulé Langues.

Passant de cette "brume exquise" au français, l'écolier breton deviendra ensuite un prodigieux polyglotte.Ce don des langues exceptionnel apparaît comme le signe le plus manifeste d'un destin singulier qui répond à une double vocation. Poète et traducteur des plus grands poètes russes ou arabes, Armand Robin trouvera son gagne-pain dans un métier rare et pour cause...! Un métier qu'il a inventé: l'écoute des radios internationales sur ondes courtes. De 1941 à sa mort, en 1961, il passe la majeure partie de son temps à écouter les radios du monde entier. Sous l'Occupation, il est employé à l'antenne parisienne des services d'écoutes radiophoniques du Ministère de l'Information et fournit en même temps, clandestinement, des doubles de relevés d'écoutes à différents services de la Résistance. Á la Libération, il s'installe à son compte et rédige régulièrement un bulletin ronéotypé intitulé "La situation internationale d'après les radios en langues étrangères" qu'il vend très cher à une trentaine d'abonnés, les grands de la finance, de la diplomatie, de la politique, de l'information. D'après ces bulletins, on dénombre des écoutes en quarante langues.

  Qu'on essaie de se représenter la vie de cet homme à l'écoute "de millions et de millions de paroles politiques diffusées chaque jour (1)" comme il l'écrit lui-même, et ce, dans toutes les langues, et l' on comprendra qu'il s'agit là d'une expérience psychique, intellectuelle, d'ordre métaphysique, absolument unique. D'autres se seraient noyés dans cet océan verbal, Armand Robin en rapportera deux ouvrages, Expertise de la fausse parole, un ensemble de chroniques publiées dans le journal Combat de septembre 1947 à mai 1948, période où se met en place la guerre froide entre l'URSS et l'Occident, et un essai majeur, La fausse parole (2), publié en 1953. C'est dire de quelle capacité de résistance était forgée l'âme de ce breton qui mérite le beau nom de Réfractaire, de préférence aux termes "rebelle" ou "anarchiste" si galvaudés de nos jours précisément par les propagandes publicitaire, commerciale ou politique: résistance mentale passive, non agissante et de ce fait, inébranlable, aux déferlantes de propagande qu'il affrontait chaque jour. Non seulement ce Réfractaire a su résister à la "magie noire" — ainsi qualifiait-il la propagande dont le but est de "coloniser des millions de conscience" (3) —, mais il en a tiré une pensée sur le langage très éclairante pour notre époque. Aujourd'hui, la radio n'est plus qu'un média parmi d'autres, la télévision et Internet ont pris le relais. Chacun de nous est désormais submergé par une masse d'informations qui donnent l'illusion de connaître la réalité alors que l'univers virtuel où nous sommes plongés n'en est que le simulacre, face auquel nous nous sentons impuissants. Les propagandes ont pris des formes plus sophistiquées que pendant la guerre froide, à coup de fakes, de vidéos et enregistrements hors contexte, de tout un assortiment de techniques manipulatrices, de sorte que nous croyons ce que nous entendons, voyons et lisons sur nos écrans, mais que savons-nous exactement? A fortiori, que savons-nous de ce qui est tu par les médias?

Dans Expertise de la fausse parole Armand Robin nous donne des outils pour résister, à commencer par cette définition et cette analyse de la propagande:

" [...] les faits ayant disparu au profit de la propagande, c'est la propagande qui devient le fait; on peut même dire que la propagande est le fait essentiel de notre époque. Cela compris, il s'ensuit que si on le dépasse, ce moyen de possession peut être possédé à son tour.

La propagande, bien envisagée, peut être définie comme la traduction en clair des désirs divers mais semblables qui mènent les collectivités humaines actuellement en présence et en conflit. Dans un monde essentiellement mû par la volonté de puissance ( et non pas seulement comme il est généralement admis par des intérêts économiques), la propagande devient le fait qui sans cesse trahit les forces cachées ou camouflées; l'étudier en tant que fait, c'est automatiquement se mettre en dehors d'elle et c'est expertiser la réalité du monde actuel." (4)

Que le monde soit mû par des intérêts économiques, n'est-ce pas précisément ce que veulent nous faire croire les propagandes actuelles alors qu'il est toujours mû, en réalité, par la volonté de puissance? Dans ses chroniques, Armand Robin démystifie les fausses divergences assénées par les propagandes soviétique et américaine au cours de la guerre froide. Selon lui, il n'y avait pas d'un côté, le capitalisme américain et de l'autre, le socialisme soviétique mais un capitalisme primaire face à un capitalisme d'état. Des deux côtés, la même volonté de puissance. Armand Robin n'est pas réfractaire à un régime socio-économique plutôt qu'à un autre, mais à cette volonté de puissance qui asservit les peuples et rejette les pauvres.

Autre outil nécessaire, l'analyse du fonctionnement de la propagande: " [...] l'un des secrets de l'entreprise stalinienne de domination mondiale consiste justement à paralyser l'adversaire en faisant de lui un "obsédé"; pour réussir, Staline concentre sur lui soit toutes les forces de foi aveugle, soit toutes les forces de haine aveugle" (5). Á nous de chercher et de prendre du recul par rapport à toutes les langues de bois ou publicitaires, que les médias propagent aujourd'hui de façon à nous obséder.

De même, la propagande crée des mythes, images qui falsifient la réalité. Expertise de la fausse parole en donne plusieurs exemples, notamment le mythe du "cadavre de Jan Masaryk". Fils du premier président de la République tchécoslovaque, ministre des Affaires étrangères, celui-ci trouve la mort en tombant d'une fenêtre de son ministère le 10 mars 1948, quelques heures avant la présentation du nouveau cabinet Gottwald devant le Parlement. La propagande soviétique diffusée par la radio de Prague construit alors sur le cadavre "une contre-vérité consciente et organisée" mise au point "avec une rigueur kafkéenne; le fils aimé et honoré de tout le peuple tchèque a été tué par les calomnies venues d'Occident" (6). La réalité, c'était tout le contraire: Jan Masaryk, adversaire de Gottwald, ne pouvait supporter le régime de ce nouveau président communiste.

Enfin, le pire qui nous achemine vers la pensée déployée dans La fausse parole, est la falsification du langage opérée par la propagande. Comme Armand Robin l'écrit dans son poème Le programme en quelques siècles:

"On supprimera le Sens du Mot

Au nom du Sens des mots,

Puis on supprimera les mots."

Cette falsification affecte tous les aspects de la langue, la grammaire, le vocabulaire... Les radios de Moscou et de Prague, en avril 1948, en offrent un exemple significatif. Il s'agissait pour elles, dans le cadre de l'entreprise stalinienne mondiale, de créer le mythe de "la France maléfique" et,  comme l'observe Armand Robin: " ces radios [...] se mirent à propager des textes, plus rares, plus brefs, où la France était présentée comme une entité maléfique autonome. Ceci se remarque jusque dans la forme grammaticale des phrases: longtemps on n'avait nommé que les États-Unis et l'Angleterre; on se mit à ajouter "et la France"; ce "et la France" est devenu de plus en plus fréquent. Toujours d'un point de vue grammatical, on pouvait noter que, parlant de l'Italie, les imprécations étaient situées dans le futur: " le peuple italien ne tolèrera pas que l'Italie devienne une colonie du dollar etc."; les mêmes malédictions appliquées à la France ont été, de plus en plus régulièrement, reléguées dans le passé:" Les réactionnaires français ont vendu la France au dollar etc" (7)

Ainsi, après avoir déconstruit la propagande dans ses chroniques,  Armand Robin, dans La fausse parole, ira jusqu'au bout de sa pensée sur la falsification du langage qui pervertit la réalité, crée un univers simulacre, source de désespoir parce que cette entreprise vise à "tuer l'âme en l'homme", comme l'écrit Juan Asensio. Pour Armand Robin, le Salut est dans la parole poétique: c'est l'autre versant de son œuvre, que j'évoquerai prochainement.


Lire le texte du critique Juan Asensio sur La fausse parole ICI.


Élisabeth Bart-Mermin


Notes:

(1) Armand Robin, Expertise de la fausse parole,( Éditions UBACS, 1990) p.128.

(2) Ce livre a été réédité en 1985 aux éditions Le Temps qu'il fait. Le nom de cette maison d'éditions vient du titre de l'unique roman d'Armand Robin, publié en 1942.

(3) Armand Robin, Expertise de la fausse parole, op. cit., p.127.

(4) Ibid.,p.18.

(5) Ibid., p.120.

(6) Ibid., p. 109.

(7) Ibid., p.125.