Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

mardi, 04 octobre 2016

Dans la bibliothèque de Bernard Lacroix

gustave_thibon_cr_louis_monier_-_rue_des_archives.jpg

Gustave Thibon ( 1903-2001)

 

 

 

 

Dans son atelier ( déménagé en août puisqu'il a été cédé à l'Établissement Public Foncier de Haute-Savoie), Bernard Lacroix avait rassemblé sa bibliothèque dont la diversité reflète sa personnalité atypique, son esprit ouvert, curieux de tout : des livres de poésie, art, histoire, religion, ethnographie, musique, artisanat, se côtoyaient, comme des personnes très différentes mais respectueuses les unes des autres qu'un ami commun aurait conviées à un festin.

Dans ce pêle-mêle savamment désordonné ou mystérieusement ordonné − allez savoir! − un livre à la couverture tavelée par le temps attira mon attention: Offrande du soir, un recueil de poèmes de Gustave Thibon, poète et philosophe. J'avais rapproché la poésie de Bernard Lacroix de celle d'Armand Robin dont il ignorait probablement l'existence; que Gustave Thibon fût entré dans sa vie intérieure n'a donc rien d'étonnant. Nous sommes là dans la zone des grands esprits que Cristina Campo nommait Les Impardonnables, Armand Robin les anarchistes de la Grâce, Maxence Caron, les anarchistes de droit divin, ceux qui ont renoncé aux idoles, à tous les maîtres, pour le seul Seigneur.

 

Le Breton Armand Robin ( 1912-1961), l'Ardéchois Gustave Thibon ( 1903-2001), le Savoyard Bernard Lacroix ( 1933-2015) ont en commun d'êtres nés dans l'ancien monde paysan et d'être restés fidèles à leurs racines. D'une lignée de vignerons, Gustave Thibon est né à Saint-Marcel d'Ardèche; comme Bernard Lacroix, il a vécu toute sa vie dans son village, c'est un autodidacte qui a quitté l'école à treize ans, avec le certificat d'études primaires, pour aider à la vigne familiale alors que son père était mobilisé lors de la première guerre mondiale. Il aura acquis, seul, une immense culture touchant à tous les domaines, littérature, théologie, philosophie, histoire, mathématiques, biologie, économie...

L'œuvre poétique et philosophique de Gustave Thibon, qui lui valut deux grands prix de l'Académie Française, celui de littérature en 1964 et celui de philosophie en 2000, est marquée par l'influence de Simone Weil. Cette immense philosophe d'origine juive,convertie au christianisme, née en 1909 et morte à Londres en 1943 ( plusieurs fois citée sur ce blog), vient en Ardèche en 1941 pour faire l'expérience du travail agricole après avoir fait l'expérience du travail en usine. C'est Gustave Thibon qui la reçoit. Entre ces deux grands esprits se noue une profonde amitié. En 1942, en partance pour l'Amérique où elle devait accompagner ses parents afin de les mettre à l'abri avant de rejoindre le général de Gaulle à Londres, Simone Weil confie à Gustave Thibon  ses Cahiers, un ensemble de réflexions sous forme de fragments, dont il tirera La pesanteur et la grâce, qu'il fera publier en 1947. Cristina Campo traduira en italien en 1951 cet ouvrage majeur, accessible à toute personne en recherche spirituelle.

 

Nous publierons prochainement des extraits de l'Offrande du soir de Gustave Thibon.

 

Élisabeth Bart-Mermin

 

 

samedi, 25 juillet 2015

Tu m'aimes...

l'amour dans la poésie de bernard lacroix, simone weil, la pesanteur et la grâce, juan asensio

Photographie de Juan Asensio

 

 

 

Tu m'aimes!

Tu m'aimes!

Tu m'aimes!

Qu'en sais-tu?

Dix,

Quinze

Ou vingt ans après ma mort,

Si tu viens encore pleurer sur ma tombe :

Là,

Là seulement,

Tu me diras "Je t'aime"

Et je te croirai...

 

 

Bernard Lacroix, Petites choses d'hiver

 

 

*

 

 

En écho à ce poème de Bernard d'une incommensurable profondeur sous son apparente simplicité, cette pensée de Simone Weil :

 

" [...] L'amour qu'on voue aux morts est parfaitement pur. Car c'est le désir d'une vie finie qui ne peut plus rien donner de nouveau. On désire que le mort ait existé et il a existé."

Simone Weil, La pesanteur et la grâce 

 

jeudi, 04 juillet 2013

Au-delà de la lisière

 

machinisme, ère de la technique, martin heidegger, simone weil, françois hartog, nathanaël dupré la tour, juan asensio

Photographie de Juan Asensio

 

 

 

 

"J'ai vécu à la lisière de deux civilisations : la civilisation agro-pastorale [...] et celle du machinisme naissant", écrit Bernard Lacroix. Né en 1933, il a connu la première dans son enfance, même si le "machinisme" — la civilisation industrielle —, était déjà là. C'est au cours de la période dite Les trente Glorieuses, des années 50 au début des années 70 du siècle dernier, que le machinisme s'est étendu au monde rural. Bernard Lacroix a vécu ce basculement dans la totalité de la civilisation industrielle.

  Ces fameuses Trente Glorieuses apparaissent aujourd'hui comme l'accomplissement d'une civilisation mise en place dès la Renaissance, à laquelle la Révolution française a donné libre cours pour qu'elle s'épanouisse au XIXe siècle et se généralise au XXe. Aujourd'hui, à l'ère de la cybernétique, de la croissance sans frein des technologies dont nous voyons de plus en plus qu'elle échappe à la régulation de tout comité d'éthique ( ne nous faisons aucune illusion, la recherche sur l'embryon *, les manipulations génétiques, le clonage, les techniques de procréation artificielle, toutes les macro et nanotechnologies et j'en passe, se réaliseront) , nous sommes entrés dans une ère nouvelle qui dépasse le machinisme. Á quoi servent, dans un tel contexte, les poèmes, les récits et les méditations d'un artiste, d'un homme du peuple tel que Bernard Lacroix?

Ils introduisent tout simplement de la pensée là où il n'y en a pas. "La Science ne pense pas" disait Heidegger, la Technique encore moins. Mais, me direz-vous, qu'est-ce que penser? Que veut dire penser? C'est justement le titre d'une célèbre conférence de Heidegger, qui répond magnifiquement à cette question, dont je ne saurais rendre compte ici. Je peux juste dire qu'il n'est pas nécessaire d'être un intellectuel pour penser, que d'ailleurs, certains intellectuels ne pensent pas, que penser n'est pas réservé aux érudits mais nécessite seulement de l'attention dans le sens où l'entend Simone Weil: " L'attention, à son plus haut degré, est la même chose que la prière. Elle suppose la foi et l'amour. [...] L'attention extrême est ce qui constitue dans l'homme la faculté créatrice, et il n'y a d'attention extrême que religieuse. La quantité de génie créateur d'une époque est rigoureusement proportionnelle à la quantité d'attention extrême, donc de religion authentique à cette époque". (1)

Penser, c'est par exemple, au sein même de la croissance technologique que la doxa mondiale veut nous faire croire inéluctable , poser les questions premières, celles qu'ont posées, dans l'antiquité, les grecs et les hébreux: d'où venons-nous? Qui sommes-nous? Où allons-nous? Alors que l'ère de la Technique nous contraint à vivre dans un présent sans passé ni avenir, la question "D'où venons-nous?" nous conduit à porter notre attention vers un passé dont cette doxa veut faire table rase au point d'anéantir une anthropologie millénaire ( la filiation, la différenciation des sexes), et la question " Où allons-nous?", à porter la même attention vers un avenir sans autre horizon collectif que ce que la langue de bois planétaire nomme La Croissance. D'où la question: "Qui sommes-nous?".

L'ensemble de l'œuvre de Bernard Lacroix, ses poèmes, ses peintures et sculptures, ses méditations, sa collection ethnographique, posent ces questions. Ce ne serait pas lui rendre justice que de considérer seulement cette œuvre comme la trace d'un passé révolu relevant désormais du folklore, car elle médite sur le temps, comme le font, aujourd'hui, des intellectuels tel que l'historien François Hartog (2), comme avait commencé de le faire Nathanaël Dupré La Tour, né en 1977 et décédé récemment, le 20 mai 2013, dans un accident de la route. Professeur à l'École Normale Supérieure de Lyon, ce jeune philosophe nous laisse deux beaux livres, L'instinct de conservation et Au seuil du monde (3). Bernard Lacroix, le poète qui a connu l'ancien monde, et Nathanaël Dupré La Tour, le jeune philosophe né dans le nouveau monde et trop tôt disparu, ne se sont pas connus. Pourtant, à leur insu, leurs œuvres dialoguent.

 

(à suivre...)

 

Élisabeth Bart-Mermin

 

Un texte de Juan Asensio sur le  livre de Nathanaël Dupré La Tour, Au seuil du monde, ici.

 

Notes:

(1) Simone Weil, La pesanteur et la grâce , (Agora, coll. Pocket, 2007) p. 192.

(2) François Hartog, Croire en l'histoire, (Flammarion, 2013)

(3) Nathanaël Dupré La Tour, L'instinct de conservation, (Le Félin, 2011) et Au seuil du monde, (Le Félin, 2013)

 

* Ajout du 19 juillet 2013:

 

Le Parlement a définitivement adopté, mardi 16 juillet, par un vote des députés, le texte autorisant la recherche sur l'embryon humain et les cellules souches soutenu par le gouvernement de Mr Hollande. Nous y sommes: l'homo technicus remplace l'homo sapiens.

 

 


 

 

dimanche, 09 juin 2013

Le regard, 2

 

numérisation0002.jpg

Photographie (1918): archives de la famille Mermin

 

 

 

Rappel : Contes des saisons

 

Comme dans Le tin derri, scène de la vie quotidienne des paysans chablaisiens, et La châlée, souvenir d'enfance, dans Le regard , à partir d'une expérience banale," parcourir les anciens albums de photos", Bernard Lacroix déploie une subtile méditation poétique sur le temps, la vie et la mort.

 Qui regarde, aujourd'hui, ces photographies couleur sépia que les familles gardaient précieusement tel un trésor que seuls les plus pauvres ne possédaient pas? Avec l'apparition du numérique et son infinie reproduction sur les réseaux sociaux d'Internet, la photographie s'est banalisée en assurant une fonction de plus en plus narcissique, celle de l'image de soi, miroir flatteur que chacun tend à l'autre en quête de reconnaissance, d'existence, bien souvent un leurre source de multiples déceptions.

Le portrait peint fut  l'apanage de la noblesse et du clergé sous l'Ancien Régime, puis de la haute bourgeoisie, qui avaient les moyens de l'acquérir et des demeures assez spacieuses pour l'abriter. L'image donnait une forme plastique, visible, à la généalogie abstraite des noms de famille. De même qu'elle a longtemps ignoré le miroir, la maison d'un paysan, d'un artisan, d'un ouvrier, a ignoré le portrait jusqu'à l'arrivée de la photographie. Désormais, celle-ci donnait un visage à leurs aïeux. Les photographies des anciens albums avaient une fonction devenue quasiment obsolète à l'heure où le téléphone portable fabrique des clichés jetables : elles offraient un nouvel accès à la mémoire familiale, à l'histoire personnelle, singulière, de chacun. Réalisées par des professionnels, puis par les rares personnes qui possédaient un appareil, les photographies revêtaient toujours un caractère exceptionnel, qu'il s'agisse d'évènements tels que la naissance, le mariage, l'enterrement, l'anniversaire d'un enfant,des grandes scansions de la vie communautaire telles les fêtes religieuses et profanes, la fenaison, la moisson, la montée en alpage, ou d'un moment privilégié telle une conversation, l'été, sous un tilleul. On leur demandait de pérenniser un instant en même temps que des visages. 

 

Cette demande que Bernard Lacroix lit dans le regard de ceux qu'il regarde est si intense qu'elle le "trouble profondément". Ces anciennes photographies suscitent un échange de regards à travers le temps. Les yeux qui ne sont plus "insistent, interpellent, quémandent, vous pénètrent jusqu'au fond de l'âme", ils vous demandent l'éternité, ils vous demandent de plonger dans les profondeurs du temps qui n'est ni le temps de l'horloge, ni le temps cyclique des saisons mais le passé enlacé au futur dans le présent. "Quand je te regarde, d'autres yeux te regardent" : ton regard qui n'est plus est mon regard futur, quand d'autres yeux regarderont mes yeux qui ne seront plus. Tandis que le passé, à travers la photographie, entre dans mon présent, mon futur est déjà là, dans ce passé. C'est pourquoi devant l'objectif du photographe, le regard "est le même pour tout le monde, à ce moment là, impassible et aigu". Chacun sait inconsciemment qu'il sera un jour vu par des yeux qui n'existent pas encore.

La méditation de Bernard Lacroix tend à établir "une sorte de généalogie du regard", parce que "se souvenir ne suffit pas", "il ne doit pas y avoir de cassure et c'est cela, au fond, qui nous gêne". Le souvenir n'est rien s'il n'instaure une continuité qui donne sens au passé pour éclairer l'avenir, de sorte que le destin de chacun puisse s'y inscrire au lieu de flotter, déraciné, errant, auquel cas ce destin est subi comme une fatalité absurde. Même si nous nous souvenons de nos ascendants, il y a cassure lorsque nous oublions leur vie, ce qu'ils ont été, ce qu'ils nous ont donné. Il y a cassure aussi quand nous oublions que l'Univers nous dépasse, que l'espace et le temps nous débordent, quand nous croyons pouvoir les dominer, quand nous nous figurons avec l'arrogante métaphysique moderne que nous avons créé le monde: " Le regard est éternel : je suis au pied de cette montagne que mon grand-père ou mon père ont contemplée si souvent". Ce grand-père ou ce père ne sont plus mais la montagne est toujours là, dans le temps et dans l'espace, elle m'est donnée comme elle a été donnée à mes aïeux. En la contemplant, j'éternise leur regard comme les "yeux neufs" qui prendront la relève éterniseront le mien, s'ils la contemplent à leur tour. D'un regard contemplatif naît l'amour de l'Univers, création de Dieu, pensait Simone Weil.

  En fait, la photographie ne suffit pas à la généalogie du regard, le contraire supposerait l'absence de continuité quand elle n'existait pas. Elle a contribué à instaurer, et c'est peut-être aussi cela qui gêne Bernard Lacroix, la suprématie de l'image sur la parole. Or l'image est vide, muette, si la parole ne lui donne sens. L'image d'un aïeul ne dit rien si personne n'est en mesure de le nommer, si elle n'entre pas dans un récit. La photographie n'est qu'un support de l'anamnèse, c'est par la parole — le récit, et aussi la prière —, que perdure en nous l'amour pour nos morts, cette flamme invisible sans laquelle nous ne savons plus aimer les vivants.

 

Élisabeth Bart-Mermin

 

 

 

 


samedi, 29 septembre 2012

Ombre et Lumière

Bréhat.JPG

Photographie de Juan Asensio

 

 

"Les travailleurs ont besoin de poésie plus que de pain. Besoin que leur vie soit une poésie. Besoin d'une lumière d'éternité.

Seule la religion peut être la source de cette poésie.

Ce n'est pas la religion, c'est la révolution qui est l'opium du peuple.

La privation de cette poésie explique toutes les formes de démoralisation.

L'esclavage, c'est le travail sans lumière d'éternité, sans poésie, sans religion.

Que la lumière éternelle donne, non pas une raison de vivre et de travailler, mais une plénitude qui dispense de chercher cette raison.

Á défaut de cela, les seuls stimulants sont la contrainte et le gain. La contrainte, ce qui implique l'oppression du peuple. Le gain, ce qui implique la corruption du peuple."

 

 

Simone Weil, Mystique du travail in La pesanteur et la grâce, ( Éditions Plon, coll. Agora, 2007),pp. 274-275.

 

*

 

Á l'heure où les propagandes de tous bords tentent de nous obséder avec La Crise ( j'adore quand les medias nous expliquent que nous, français, sommes "démoralisés" par La Crise, cette grosse sorcière très laide encapuchonnée de sombres calculs, censée transformer en cauchemars les rêves de tout bon citoyen), propagandes complaisamment relayées, sur Internet, par une multitude d'individus plus ou moins connus qui dissertent à n'en plus finir sur des opinions faussement divergentes, il reste peut-être quelques Impardonnables, quelques insulaires de l'esprit, lisant, imperturbables, dans une rame de métro, les toilettes de leur entreprise, un couloir de leur lycée, un recoin de leur université, Job, Jérémie, Baudelaire ou quelque poète aussi discret que Bernard Lacroix. Ces poètes et leurs lecteurs témoignent de la "lumière d'éternité" dont parle Simone Weil, sans laquelle quiconque, le milliardaire ou le clochard, le cadre ou l'ouvrier, le campagnard ou le banlieusard, reste un esclave. Quelle sueur a dû ruisseler sur le front ridé de Bernard Arnault pour qu'il amasse un tel néant, puisque personne n'est capable d'évaluer réellement sa fortune! " Le maître est esclave de l'esclave en ce sens que l'esclave fabrique le maître" (1)

Je crains que ce pauvre Bernard Arnault, paraît-il esthète et grand collectionneur, n'ait jamais lu une seule de ces lignes fulgurantes qui lui révèleraient son néant en échange de cette plénitude dont le peuple de France est, lui aussi, privé. Il pourrait lire la poésie de Bernard Lacroix, par exemple, souvent aphoristique, qui retient les mots de sorte qu'ils ouvrent cet espace où l'on peut respirer comme au sommet de nos montagnes, espace de silence où les roseaux que nous sommes plient, attentifs, à l'écoute. Certains de ses poèmes se rapprochent de ceux de René Char, lui aussi enraciné dans son pays natal, à propos desquels Jean Beaufret a pu écrire: 

" L'aphorisme se retient de trop parler et, sans philosopher, donne d'autant plus à penser. Il délimite d'un trait l'espace respirable. Il est une reprise de souffle. Qui n'a pas le souffle coupé ne peut rien en apprendre" (2).

Penser sans philosopher, c'est écouter la parole, laisser le langage vibrer en soi, c'est résonner au lieu de raisonner. Le poème bref, aphoristique, coupe le souffle ; comme la flèche de l'archer, il vibre, pourvu que soit tendue la corde du cœur. Alors, on reprend souffle dans un autre espace, libre.

Discrets, secrets, retenant les mots, les poèmes de Bernard Lacroix paraîtront anodins à tout esprit qui ne sait pas faire silence, se dépouiller de sa science. Poésie matinale du paysan qui se lève à l'aurore et contemple le lever du jour derrière la crête des montagnes ou se recueille, au crépuscule. Poésie de l'étonnement premier, de l'émerveillement devant les choses. Poésie qu'on pénètre autrement que par la raison, dont chacun peut ressentir la justesse même s'il n'en comprend pas le sens. Poésie de l'humilité. Le poème requiert seulement la disponibilité du lecteur, une disponibilité identique à celle du poète. Dans une telle disponibilité, se manifeste l'envers des apparences et, de là, la possibilité d'un discours symbolique.

Ainsi, le poème L' Ombre renouvelle le symbolisme de la dualité ombre et lumière. L'une n'est pas sans l'autre, ici-bas. Il y a quelque chose de la mystique weilienne dans cette vision des contraires : le poème n'oppose pas l'ombre à la lumière mais les unit comme les deux versants d'une apparence.La dualité ne symbolise pas la vie et la mort car l'ombre n'existe que dans la plénitude terrestre. L'ombre n'est pas identifiée à la ténèbre, au chaos, à l'absence de sens, c'est une apparence que le poète célèbre parce qu'elle participe à la beauté, à l'unité du monde. La mort n'est ni le royaume de l'ombre ni celui de la lumière, mais le passage de l'une à la plénitude de l'autre, lumière d'éternité, puisque "Morts, nous devenons lumière dans la lumière".

Cette lumière d'éternité brille de toute son intensité dans cet autre poème, fulgurant. Laissons les mots de Bernard Lacroix vibrer en nous, âmes errantes pareilles aux papillons de nuit, écoutons sa prière, familère et peut-être malicieuse: " Seigneur, ne me brûle pas!".

 

Élisabeth Bart-Mermin

 

Notes:

(1): Simone Weil, Mystique du travail, op. cit., p.272.

(2): Jean Beaufret, L'entretien sous le marronnier in Œuvres complètes de René Char ( Éditions Gallimard, coll. La Pléiade, 1988) p. 1141, méditation sur la rencontre entre René Char et le philosophe Martin Heidegger, en 1955.