vendredi, 19 décembre 2014
L'hiver
Photographie JN Bart
Il va neiger. Tout va disparaître soudain. Il faudra deviner le chemin, deviner les toits, deviner les pâtures où quelques bêtes hirsutes piétinent encore, deviner les bruits assourdis, les gestes défaits, deviner le jour qui vient ou qui s'en va, tendre l'oreille au silence.
Il neige. Je ressemble à l'oiseau qui ne reconnaît plus ses branches et qui cherche un abri pour y blottir son cœur au ralenti. Il me faut des occupations qui ne prennent pas l'esprit, qui ne m'obligent pas à réfléchir.
Les gens d'autrefois profitaient de ces moments perdus pour faire un tour de village, payer leurs dettes, s'asseoir un moment autour des poêles brûlants, une tasse de café à la main, deviser de toutes ces petites choses de la vie que les travaux d'été faisaient mettre un peu de côté. On voyait les enfants grandir, les vieux vieillir, les rides s'emparer peu à peu des visages... "Tiens, on est quatre! On ferait bien une petite belotte?" . Le temps s'étirait délicieusement tandis qu'au dehors, les arbres s'agitaient en vain.
Je me souviens que, tout enfant, avec ma cousine Suzanne, il nous arrivait d'accepter, non sans une petite appréhension, l'invitation de Mile à la Bielle qui nous servait dans des tasses douteuses un café non moins douteux. Pour nous étonner, il mettait en route son tourniquet : un vieux mécanisme d'horloge qu'il avait bricolé pour en faire une sorte de petit manège. Il le posait sur une chaise devant sa porte lors du passage de la procession de la Fête-Dieu, exhibant ainsi son seul trésor, sa manière à lui de rendre hommage.
Comment ces pauvres hères se débrouillaient-ils pour survivre? Tant qu'ils avaient les bras solides, on les embauchait pour les travaux des champs, mais plus tard, quand la vieillesse les rendait inutiles, on leur faisait couper du bois, battre la faux, balayer la cour, réparer les paniers... L'hiver, ils allaient d'une ferme à l'autre. Les femmes leur payaient la goutte, les retenaient à dîner par la force des choses, puisqu'ils étaient là, le derrière cloué à la chaise. Pour se "retourner", ils apportaient, en guise de présent, des pommes, des noix sauvées des roues des charrettes, des bouts de fil de fer... "Tiens, je vous ai trouvé une bricole, ça peut toujours servir!". Alors, un vieux malin sortait de sa poche une poignée de clous usagés qu'il avait préalablement soigneusement redressés avec un marteau.
Pendant la période de Noël et du Nouvel An, on faisait une cure de rissoles, de riames (1) ou de mulets (2). Tout ça vous occupait l'estomac pour un bon moment et vous obligeait à boire un peu plus que de coutume. " J'en bet enco yon, pu pas allo à vau! " (3) Le bon prétexte!
La mauvaise saison s'écoulait ainsi doucement, de portes en portes, avec sa provision de gâteries et de nouvelles.
Bernard Lacroix, Les cahiers du musée n°4
(1) Couronnes des Rois.
(2) Pruneaux et raisins secs enrobés de pâte à pain et ensuite bouillis.
(3) "J'en bois encore un, ça ne peut pas descendre!"
07:00 Publié dans Mémoire du Chablais, Patois savoyard et sabaudismes | Lien permanent | Commentaires (0) | Imprimer |
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