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dimanche, 15 janvier 2017

Mare meum, scopulus, Gustave Thibon (2)

gustave thibon

Photographie de Jean-Nicolas Bart

 

 

 

 

 

Rappel:

Dans la bibliothèque de Bernard Lacroix

Le cyprès, Gustave Thibon (1)

 

 

 

 

Je suis la barque...

Tu fus pour moi la mer et le vent.

J'ai vogué sur ta surface parmi le dialogue azuré des flots et des brises...

– Et voici que ma barque déchire aujourd'hui ses flancs contre toi.

L'écueil veillait sous tes douces ondes!

– Mais ne faut-il pas que je me brise d'abord sur ton écueil pour descendre dans tes profondeurs, dans le silence de tes profondeurs?

Aimer, c'est sombrer, – la mer livre sa surface à la nef joyeuse et creuse, son cœur au bloc naufragé;

Le naufrage sépare et ravit la densité et la fiance au secret de la nuit océanique...

Ton écueil est la porte de ton silence.

– Je suis brisée, mais j'ai touché le fond, chante l'épave aveugle et meurtrie,

J'habite aujourd'hui le fond inviolable et miraculeux de ton amour, te crie l'épave de mon cœur brisé...

 

 

 

Gustave Thibon, Offrande du soir

lundi, 19 décembre 2016

Paysages, bêtes et gens du Chablais d'en haut, d'en bas et au-delà, de Bernard et Jean-Michel Lacroix

 

Bernerd Lacroix, Jean-Michel lacroix, Chablais,Cristina campo

 

 

 

 

 

 

Aorès une longue interruption, remise en une d'une note publiée sur ce blog en juin 2012, consacrée à un recueil de croquis de Bernard Lacroix légendés par Jean-Michel.

 

 

*

 

 

" Il fut un temps où le poète était là pour nommer les choses: comme pour la première fois, nous disait-on lorsque nous étions enfants, comme au jour de la Création. Aujourd'hui, il ne semble là que pour prendre congé d'elles, pour les rappeler aux hommes, avec tendresse et affliction, avant qu'elles ne s'éteignent. Pour écrire leurs noms sur l'eau: et peut-être sur cette forte houle qui les aura bientôt englouties."

Cristina Campo, Les Impardonnables¹

 

 

 

Il est des parentés invisibles entre des poètes qui ne se sont pas connus. J'entends par "poète" le serviteur du Verbe, l'amant de la Beauté et de la Vérité.Bernard Lacroix est de ceux-là, que Cristina Campo (1923-1977), immense poétesse italienne, nommait Les Impardonnables, ces poètes d'aujourd'hui qui ne se résignent pas à la perte de la beauté des êtres et des choses dans notre monde entièrement soumis aux chiffres, aux calculs. Artiste, poète, collectionneur, Bernard, comme Cristina, n'aura cessé de rappeler les choses aux hommes, avec tendresse, affliction et humour, ou de les dessiner "sur l'eau" dans un recueil intitulé Croquis Minute, avec la complicité de son neveu et filleul Jean-Michel Lacroix, qui les interprète en quelques phrases lapidaires comme il sied à un poète tailleur de pierres.

Ces croquis pris sur le vif de l'instant ou de la mémoire enchantent parce qu'ils nous disent quelque chose de ce que fut l'âme chablaisienne, inscrite dans les Paysages, bêtes et gens du Chablais d'en haut, d'en bas et au-delà². Cette âme est-elle encore vivante, à l'heure de la mondialisation? Nous n'en savons rien même si nous reconnaissons dans ces croquis des choses éternelles ou d'autres qui perdurent: nos montagnes et nos vallées, nos toits de lauzes, nos bêtes familières, les voiles sur le lac... Ce ne sont pas les croquis d'un ethnologue mais ceux d'un artiste qui regarde avec ses oreilles, écoute avec ses yeux, restitue d'un trait rapide l'émotion suscitée par la danse des mouettes dans le ciel, chorégraphie légère, musicale, au-dessus de la maison du pêcheur, toujours là, à Nernier. En voix off, Jean-Michel suggère avec humour la scène qui n'est pas montrée ( dans le monde des poètes, les bêtes parlent) :" Voilà la barque qui revient/ Chargée de surprises et de friandises/ On lui laissera la féra". Éternelles, aussi, les abeilles, bien qu'elles soient menacées par les fléaux de la modernité, comme le sait notre tailleur de pierres apiculteur. Dans un croquis très stylisé, les "avouilles" sont jetées sur la page blanche telles une multitude de hiéroglyphes vivants, leurs antennes tournées vers "l'apier³" noir et rond comme l'entrée d'un four à pain. On croit entendre leur bourdonnement, venu de si loin, du fond des âges. Les abeilles ont-elles une âme, ou du moins une prescience, elles qui ont traversé l'âge glaciaire puis les siècles des siècles jusqu'à nous? Alice Burgniard le croyait, selon une anecdote que m'a rapportée Jean-Michel: la veille de la déclaration de la seconde guerre mondiale, ses abeilles avaient tracé dans les rayons de cire les contours d'avions de guerre.

En fait, paysages et bêtes occupent une plus grande place que les gens, dans ce recueil, mais on devine, à travers le regard de Bernard, la familiarité, la complicité qui les liait. Ils sont tous là, vaches, chevaux de trait, mulets, basse-cour, chèvres, moutons, chiens, chats et j'en oublie, croqués dans l'infinie richesse de leurs attitudes avec tendresse et une drôlerie soulignée par les commentaires, parfois en patois. Voici le coq jetant un œil tyrannique sur ses deux poules aux plumes effarouchées, avec un commentaire de Bernard qui claque comme la chute d'une fable de La Fontaine: " Oh celui-là avec sa grande queue, toutes les poules se couchent à ses pieds". Les revoilà "su l'jó" , le coq hautain, les poules rondes, l'une fermant déjà un œil, et l'humour de Jean-Michel évoque, mine de rien, la rude vie des paysans chablaisiens et des paysannes qui s'occupaient du poulailler:

" A la fin du jour

On est nombreux

A la campagne

A aller se coucher

Quand les poules

Monsieur!

Tozeu s'cassa l'cu pé lous âtres!!

Toujours s'casser l'cul pour les autres

( Dire en imitant le chant de la poule qui a fait l'œuf)"

Il semble que le chien soit l'animal préféré de Bernard. Deux pages lui sont consacrées, avec ces simples mots: " mon amour t'attend", et le recueil se clôt sur ce fidèle compagnon, vu de dos, la queue frétillant d'aise. Je dois avouer que pour ma part, ce sont trois croquis de cochons qui m'ont le plus émue, parce qu'ils m'ont rappelé mon père, vétérinaire, qui les a soignés toute sa vie, les aimait et disait d'eux exactement ce qu'a écrit Jean-Michel:

" Je suis le plus propre de tous

Et aussi le plus prospère

Je suis intelligent

Je peux faire preuve d'humour

Je suis beau!

Qui suis-je?

J'ai nourri mille générations

Plus qu'une tirelire

Un compagnon".

On aura compris que le Chablais moderne, actuel, n'intéresse pas Bernard Lacroix, ce n'est pas lui qu'il regarde. Il cherche à saisir ce qui reste de l'ancien monde rural, d'une civilisation millénaire, et l'on se demande si certains croquis ne sont pas pris sur le vif de la mémoire, à moins qu'il s'agisse de dessins anciens longtemps enfouis dans ses cartons, tels ces chevaux de trait sortant le fumier ou rentrant le foin, ces scènes à la foire de Crète où les paysans sont vêtus comme autrefois.

Pour autant, ce recueil n'est pas nostalgique,ces croquis ne suggèrent nulle complainte du temps perdu mais nous introduisent, plutôt, dans le temps du conte, le moment où tout s'évanouit. Entre les choses qui s'éteignent et celles qui demeurent, il reste la beauté (même si notre monde s'acharne à la massacrer), " le vrai moteur de l'humanité", écrit Jean-Michel, qui "révèle le pauvre à sa dignité". Bernard ne représente pas un monde idéalisé mais le monde réel dont son regard d'artiste ( qui n'est autre qu'un regard d'enfant) sait voir la beauté: humble beauté des toits de lauzes " jamais aux sommets, plutôt à mi-pente sur les genoux des dieux", beauté altière de la silhouette du château de La Rochette, beauté sobre d'une porte médiévale à la Chartreuse de Vallon, beauté de l'immensité des montagnes où " Le silence avance, musique en tête". Ce recueil nous rappelle aussi ce qui a façonné la beauté des choses: "solitude, résignation, sobriété, noblesse". C'étaient les vertus de l'âme chablaisienne , peut-être déjà en allées, mais on sait que dans les contes, le moment où tout s'évanouit précède celui où les choses qu'on croyait perdues reviennent dans toute leur splendeur.

Croquis Minute est justement dédié à Marie Lacroix, qui fut institutrice à Fessy, à François Ory, dessinateur archéologue au CNRS, toujours en quête de ces choses perdues aux quatre coins du monde, aux enfants de l'école de Fessy et à tous ceux qui ont visité le Musée d'arts et traditions et la Ferme des enfants. Ainsi s'inscrit-il dans une chaîne de transmission de notre héritage le plus précieux.

 

Élisabeth Bart-Mermin

 

 

Notes:

¹Cristina Campo, Les Impardonnables ( Éditions Gallimard, coll. L'Arpenteur, 2002)p.190.
² Paysages, bêtes et gens du Chablais d'en haut, d'en bas et au-delà est le sous-titre de ce recueil mis en page et imprimé par Fillion imprimerie, 74200 Allinges
³ "Avouille", abeille, "apier", ruche, vous aviez compris, lecteurs chablaisiens!

 

 

Pour voir le recueil, cliquez sur le lien:

Bernard Lacroix.pdf

mercredi, 12 octobre 2016

Le cyprès, Gustave Thibon (1)

gustave thibon,offrande du soir

Vincent Van Gogh, Cyprès dans la nuit étoilée

 

 

 

 

Rappel :

 

Dans la bibliothèque de Bernard Lacroix

L'ombre

La lumière

 

*

 

Sur la colline où se fiance

L'ombre équivoque au rayon pur,

L'arbre élève dans le silence

Son deuil aimanté par l'azur.

 

Qu'importent les heures funèbres

Et le poids de midi vermeil

Si chaque rameau de ténèbres

Nourrit l'essor vers le soleil?

 

Ainsi l'âme obscure et sévère,

Solitaire comme un adieu,

Aiguisant le deuil en prière

Fait de chaque ombre un pas vers Dieu.

 

 

Gustave Thibon, Offrande du soir ( Éditions Lardanchet, 1946)

 

 

gustave thibon,offrande du soir

 

 

mardi, 04 octobre 2016

Dans la bibliothèque de Bernard Lacroix

gustave_thibon_cr_louis_monier_-_rue_des_archives.jpg

Gustave Thibon ( 1903-2001)

 

 

 

 

Dans son atelier ( déménagé en août puisqu'il a été cédé à l'Établissement Public Foncier de Haute-Savoie), Bernard Lacroix avait rassemblé sa bibliothèque dont la diversité reflète sa personnalité atypique, son esprit ouvert, curieux de tout : des livres de poésie, art, histoire, religion, ethnographie, musique, artisanat, se côtoyaient, comme des personnes très différentes mais respectueuses les unes des autres qu'un ami commun aurait conviées à un festin.

Dans ce pêle-mêle savamment désordonné ou mystérieusement ordonné − allez savoir! − un livre à la couverture tavelée par le temps attira mon attention: Offrande du soir, un recueil de poèmes de Gustave Thibon, poète et philosophe. J'avais rapproché la poésie de Bernard Lacroix de celle d'Armand Robin dont il ignorait probablement l'existence; que Gustave Thibon fût entré dans sa vie intérieure n'a donc rien d'étonnant. Nous sommes là dans la zone des grands esprits que Cristina Campo nommait Les Impardonnables, Armand Robin les anarchistes de la Grâce, Maxence Caron, les anarchistes de droit divin, ceux qui ont renoncé aux idoles, à tous les maîtres, pour le seul Seigneur.

 

Le Breton Armand Robin ( 1912-1961), l'Ardéchois Gustave Thibon ( 1903-2001), le Savoyard Bernard Lacroix ( 1933-2015) ont en commun d'êtres nés dans l'ancien monde paysan et d'être restés fidèles à leurs racines. D'une lignée de vignerons, Gustave Thibon est né à Saint-Marcel d'Ardèche; comme Bernard Lacroix, il a vécu toute sa vie dans son village, c'est un autodidacte qui a quitté l'école à treize ans, avec le certificat d'études primaires, pour aider à la vigne familiale alors que son père était mobilisé lors de la première guerre mondiale. Il aura acquis, seul, une immense culture touchant à tous les domaines, littérature, théologie, philosophie, histoire, mathématiques, biologie, économie...

L'œuvre poétique et philosophique de Gustave Thibon, qui lui valut deux grands prix de l'Académie Française, celui de littérature en 1964 et celui de philosophie en 2000, est marquée par l'influence de Simone Weil. Cette immense philosophe d'origine juive,convertie au christianisme, née en 1909 et morte à Londres en 1943 ( plusieurs fois citée sur ce blog), vient en Ardèche en 1941 pour faire l'expérience du travail agricole après avoir fait l'expérience du travail en usine. C'est Gustave Thibon qui la reçoit. Entre ces deux grands esprits se noue une profonde amitié. En 1942, en partance pour l'Amérique où elle devait accompagner ses parents afin de les mettre à l'abri avant de rejoindre le général de Gaulle à Londres, Simone Weil confie à Gustave Thibon  ses Cahiers, un ensemble de réflexions sous forme de fragments, dont il tirera La pesanteur et la grâce, qu'il fera publier en 1947. Cristina Campo traduira en italien en 1951 cet ouvrage majeur, accessible à toute personne en recherche spirituelle.

 

Nous publierons prochainement des extraits de l'Offrande du soir de Gustave Thibon.

 

Élisabeth Bart-Mermin

 

 

lundi, 14 juillet 2014

Préface du recueil "L'herbier du temps"

l'herbier du temps, andré depraz

 

 

 

La poésie se moque volontiers de la richesse et du clinquant ; elle erre à sa façon et se pose, comme l'esprit, quand elle en a envie. Manifestement elle est présente dans cette modeste plaquette, mélange savoureux de solennité et de familiarité, de rythmes élémentaires liés aux saisons et de gestes quotidiens. Douce et embuée, elle est convaincante, ancienne et hors de toute théologie, se dégageant de l'usure des paysages, innocente, acceptant la profondeur et l'ombre.

 

L'écriture de Bernard Lacroix est candide, avec un rien d'accent, sa voix est murmure dans une sorte de conversation lente, sans cris et sans refrains, sans éloquence et sans lyrisme. Elle possède un ton particulier que les contes prêtent volontiers aux vieux sages campagnards ou aux bergers des alpages, hommes solitaires, calmes, peu pressés, humbles et nobles.

 

Le poète semble remonter le temps pour aller à la source des choses quand le cœur fait alliance avec les objets les plus ordinaires, quand il dit la neige légère ou l'oiseau, quelques semblants de feuilles à peine ou le chant têtu qui sourd des fontaines, distillant de vagues arômes d'archaïsme qui nous rappellent le monde agreste.

 

Pour éviter le froid du cœur, la poussière qui recouvre l'âme et la mort spirituelle, Bernard Lacroix nous invite à revenir à l'humble réalité. Ainsi ses poèmes sont volontiers prières d'où se dégage une sorte de piété née d'une confiance tranquille, et qui ne tient en rien à la peur du néant.

 

Fouineur du passé, conservateur du patrimoine, officiant d'un rite mystérieux, le bonhomme se retrouve tout entier dans ses poèmes. En cette fin de siècle, le ton pourrait apparaître comme un défi s'il n'était pudeur et humilité, voire nostalgie, car le grand herbier du temps s'est desséché et la montagne n'est peut-être plus ce qu'elle était.

 

 

André Depraz, Préface du recueil L'herbier du temps de Bernard Lacroix ( Édition Art et Folklore-Musée de Fessy) 

dimanche, 21 octobre 2012

Pas d'Adieu

 

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G.D.Friedrich, Femme au soleil levant



For last year's words belong to last year's language

and next year's words await another voice.


On replie les blanches robes d'été,

et toi, tu descends sur le méridien,

doux Octobre, et sur les nids.


Le dernier chant tremble sur les terrasses

où l'ombre était soleil et ombre le soleil,

parmi les angoisses apaisées.


Tandis que tiède s'attarde la rose

déjà l'amère baie distille la saveur

des souriants adieux.


Cristina Campo, Le Tigre Absence, (Éditions Arfuyen, 1996) p. 5

samedi, 29 septembre 2012

Ombre et Lumière

Bréhat.JPG

Photographie de Juan Asensio

 

 

"Les travailleurs ont besoin de poésie plus que de pain. Besoin que leur vie soit une poésie. Besoin d'une lumière d'éternité.

Seule la religion peut être la source de cette poésie.

Ce n'est pas la religion, c'est la révolution qui est l'opium du peuple.

La privation de cette poésie explique toutes les formes de démoralisation.

L'esclavage, c'est le travail sans lumière d'éternité, sans poésie, sans religion.

Que la lumière éternelle donne, non pas une raison de vivre et de travailler, mais une plénitude qui dispense de chercher cette raison.

Á défaut de cela, les seuls stimulants sont la contrainte et le gain. La contrainte, ce qui implique l'oppression du peuple. Le gain, ce qui implique la corruption du peuple."

 

 

Simone Weil, Mystique du travail in La pesanteur et la grâce, ( Éditions Plon, coll. Agora, 2007),pp. 274-275.

 

*

 

Á l'heure où les propagandes de tous bords tentent de nous obséder avec La Crise ( j'adore quand les medias nous expliquent que nous, français, sommes "démoralisés" par La Crise, cette grosse sorcière très laide encapuchonnée de sombres calculs, censée transformer en cauchemars les rêves de tout bon citoyen), propagandes complaisamment relayées, sur Internet, par une multitude d'individus plus ou moins connus qui dissertent à n'en plus finir sur des opinions faussement divergentes, il reste peut-être quelques Impardonnables, quelques insulaires de l'esprit, lisant, imperturbables, dans une rame de métro, les toilettes de leur entreprise, un couloir de leur lycée, un recoin de leur université, Job, Jérémie, Baudelaire ou quelque poète aussi discret que Bernard Lacroix. Ces poètes et leurs lecteurs témoignent de la "lumière d'éternité" dont parle Simone Weil, sans laquelle quiconque, le milliardaire ou le clochard, le cadre ou l'ouvrier, le campagnard ou le banlieusard, reste un esclave. Quelle sueur a dû ruisseler sur le front ridé de Bernard Arnault pour qu'il amasse un tel néant, puisque personne n'est capable d'évaluer réellement sa fortune! " Le maître est esclave de l'esclave en ce sens que l'esclave fabrique le maître" (1)

Je crains que ce pauvre Bernard Arnault, paraît-il esthète et grand collectionneur, n'ait jamais lu une seule de ces lignes fulgurantes qui lui révèleraient son néant en échange de cette plénitude dont le peuple de France est, lui aussi, privé. Il pourrait lire la poésie de Bernard Lacroix, par exemple, souvent aphoristique, qui retient les mots de sorte qu'ils ouvrent cet espace où l'on peut respirer comme au sommet de nos montagnes, espace de silence où les roseaux que nous sommes plient, attentifs, à l'écoute. Certains de ses poèmes se rapprochent de ceux de René Char, lui aussi enraciné dans son pays natal, à propos desquels Jean Beaufret a pu écrire: 

" L'aphorisme se retient de trop parler et, sans philosopher, donne d'autant plus à penser. Il délimite d'un trait l'espace respirable. Il est une reprise de souffle. Qui n'a pas le souffle coupé ne peut rien en apprendre" (2).

Penser sans philosopher, c'est écouter la parole, laisser le langage vibrer en soi, c'est résonner au lieu de raisonner. Le poème bref, aphoristique, coupe le souffle ; comme la flèche de l'archer, il vibre, pourvu que soit tendue la corde du cœur. Alors, on reprend souffle dans un autre espace, libre.

Discrets, secrets, retenant les mots, les poèmes de Bernard Lacroix paraîtront anodins à tout esprit qui ne sait pas faire silence, se dépouiller de sa science. Poésie matinale du paysan qui se lève à l'aurore et contemple le lever du jour derrière la crête des montagnes ou se recueille, au crépuscule. Poésie de l'étonnement premier, de l'émerveillement devant les choses. Poésie qu'on pénètre autrement que par la raison, dont chacun peut ressentir la justesse même s'il n'en comprend pas le sens. Poésie de l'humilité. Le poème requiert seulement la disponibilité du lecteur, une disponibilité identique à celle du poète. Dans une telle disponibilité, se manifeste l'envers des apparences et, de là, la possibilité d'un discours symbolique.

Ainsi, le poème L' Ombre renouvelle le symbolisme de la dualité ombre et lumière. L'une n'est pas sans l'autre, ici-bas. Il y a quelque chose de la mystique weilienne dans cette vision des contraires : le poème n'oppose pas l'ombre à la lumière mais les unit comme les deux versants d'une apparence.La dualité ne symbolise pas la vie et la mort car l'ombre n'existe que dans la plénitude terrestre. L'ombre n'est pas identifiée à la ténèbre, au chaos, à l'absence de sens, c'est une apparence que le poète célèbre parce qu'elle participe à la beauté, à l'unité du monde. La mort n'est ni le royaume de l'ombre ni celui de la lumière, mais le passage de l'une à la plénitude de l'autre, lumière d'éternité, puisque "Morts, nous devenons lumière dans la lumière".

Cette lumière d'éternité brille de toute son intensité dans cet autre poème, fulgurant. Laissons les mots de Bernard Lacroix vibrer en nous, âmes errantes pareilles aux papillons de nuit, écoutons sa prière, familère et peut-être malicieuse: " Seigneur, ne me brûle pas!".

 

Élisabeth Bart-Mermin

 

Notes:

(1): Simone Weil, Mystique du travail, op. cit., p.272.

(2): Jean Beaufret, L'entretien sous le marronnier in Œuvres complètes de René Char ( Éditions Gallimard, coll. La Pléiade, 1988) p. 1141, méditation sur la rencontre entre René Char et le philosophe Martin Heidegger, en 1955.

 

 

vendredi, 17 août 2012

En relisant Cristina Campo

Bernard Lacroix, Cristina Campo, Les Impardonnables

La Dent d'Oche vue de Saint-Paul-en-Chablais. Photographie JN Bart

 

 

Je viens de relire l'ouverture du magnifique essai de Cristina Campo, La flûte et le tapis, que voici:

 

" Á quoi se réduit désormais l'examen de la condition de l'homme, si ce n'est à l'énumération, stoïque ou terrifiée, de ses pertes? Du silence à l'oxygène, du temps à l'équilibre mental, de l'eau à la pudeur, de la culture au règne des cieux. En vérité, il n'est pas grand chose qui se puisse opposer aux inventaires de l'horreur. Le tableau semble tout entier celui d'une civilisation de la perte, à moins d'oser encore l'appeler civilisation de la survie, car même dans cet âge d'après le déluge, même dans ce règne d'indigence démesurée, on ne saurait exclure un miracle : la persistance d'un insulaire de l'esprit, capable de dresser la carte des continents engloutis.

Mais la perte suprême, germe et circonférence de toutes les autres, est celle dont on ne prononce pas le nom. Il en va toujours ainsi. D'ailleurs, comment serait-il possible que des créatures, une fois mutilées de l'organe même du mystère − de l'oreille de l'âme, disait Pasternak − réalisent avoir perdu leur propre destin?

La méditation des Anciens roulait autour de cette idée irrécusable : Fatum ou verdict de Sibylle, daimôn d'Homère ou astre de César, Sirius brassant les eaux des abysses marins ou fixe Étoile polaire − ou cet Esprit qui gouverne les planètes comme les planètes gouvernent les humeurs des vivants et dont Léonard fut le témoin ; ou ce que les Chrétiens appelèrent toujours par son nom : vocation." (1)

 

Jusqu'à présent, je connaissais un "insulaire de l'esprit", un ami cher, critique littéraire et poète. Aujourd'hui, j'ai pensé que Bernard Lacroix en est un aussi, que toute son œuvre dresse la carte d'un continent englouti, que c'était là sa vocation et qu'il a su y répondre.

 

Tu ne pourrais pas être née à une meilleure époque que celle où on a tout perdu.(2)

 

Élisabeth Bart-Mermin

 

(1) Cristina Campo, La flûte et le tapis in Les Impardonnables, ( Éditions Gallimard, coll. L'Arpenteur, 2002) pp. 146-147.

(2) Simone Weil, L'harmonie sociale in La pesanteur et la grâce ( Éditions Plon, coll.Agora, 2007) p. 270.

jeudi, 19 juillet 2012

Armand Robin, Bernard Lacroix, poètes "anarchistes de la grâce"

079.jpg

Nativité. Sculpture de Bernard Lacroix. Photographie Galerie Fert.



Je dédie ce texte à la mémoire d'une "femme d'autrefois", Marie Deruaz, ma marraine.



" L'homme, lorsque le songe le prend,

Est grossement modelé d'origine et de fin.

Et de toutes les étoiles rassemblées

Et de toutes les lueurs de lune dispersées.

[...]

Anarchiste de la grâce, il se tend

En jongleur tendant ses mains en fleurs,

En blés, en étés saccagés, en automnes mécontents

Il demande..."

Armand Robin, Possibilité flottante in Le monde d'une voix.


*


Les titres des deux recueils poétiques d'Armand Robin, Ma vie sans moi et Le monde d'une voix (1) annoncent une libération de la fausse parole. Le premier renvoie à une quête de dépersonnalisation et de renoncement à ce qu'on appelle couramment, à tort, la vie: la vie sociale qui fige l'homme dans une image réductrice donc fausse, sans rapport avec l'être profond dont seule la parole poétique peut rendre compte. Aussi le poète cherche-t-il à se dépouiller de son "moi social" pour laisser venir, à même le poème, un autre moi plus moi-même que moi, pour reprendre la formule de Paul Claudel. Armand Robin cherche le poème pareil au "palais d'un langage étincelant de feuilles" qui abrite l'être profond, cet "autre moi":

La fraîcheur d'un silence à franges de ramilles
Le palais d'un langage étincelant de feuilles,
D'églantiers, d'aube en paix, d'herbes, de joies en deuil,
Parlent plus haut que moi que si j'étais en vie" (p.70)

De même, le second titre, Le monde d'une voix évoque un autre monde que le monde social que nous prenons abusivement pour le seul et vrai monde, une autre vie, cette vie intérieure que nombre de nos contemporains ont perdue, vie singulière dont nul totalitarisme ne peut se rendre maître, d'où s'élève la voix du poète.
Dès lors, le terme "anarchiste" prend un tout autre sens que celui des idéologies du même nom et ce, en dépit du fait qu'Armand Robin ait fréquenté les milieux anarchistes de son époque ( dont un certain Georges Brassens) et publié aux Éditions Anarchistes. "L'anarchiste de la grâce" désigne le poète qui "demande", mendiant du Verbe à la fois parole de Dieu et parole innocente, magie blanche de la grâce contre la magie noire de la fausse parole qui fait de nous des obsédés, ces Possédés que Dostoïevski a magnifiquement représentés dans son roman éponyme.
"L'anarchiste de la grâce" est ce réfractaire qui a identifié les puissances dominatrices réelles lesquelles ont changé et changent toujours de forme, au cours de l'Histoire. Dans son poème Le programme au cours des siècles Armand Robin montre qu'on ne peut les identifier qu'en se référant aux transcendantaux qu'il écrit avec des majuscules: la Foi, l'Âme, la Charité, l'Amour, l'Esprit de Vérité... Le programme au cours des siècles des puissances dominatrices est de supprimer ces transcendantaux pour se substituer à eux, dans une fuite en avant mortifère, une course vers l'anéantissement de l'homme, de l'humain dans l'homme. "L'anarchiste de la grâce" n'a donc rien à voir avec ces anarchistes autoproclamés qui nient les transcendantaux, il en est le contraire. Il refuse les puissances dominatrices, leur autorité illégitime, précisément au nom des transcendantaux ;  en termes théologiques chrétiens, il refuse le Prince de ce monde au nom du Verbe. Par là même, au nom du Verbe, au nom de Celui qui délivre de tous les maîtres, il refuse les serviteurs du Prince de ce monde. C'est là, me semble-t-il, le point commun essentiel entre Armand Robin et Bernard Lacroix.

                          

De multiples convergences, des échos, d'un poème à l'autre, relient ces deux poètes, frères des Impardonnables de Cristina Campo, convergences en provenance de la même foi, des mêmes fidélités.
Toute authentique poésie est orphique, c'est-à-dire musicale, depuis que la lyre d'Orphée s'est muée en constellation dans le ciel. Musique destinée, en premier lieu, à ressusciter les voix des morts. Dans la poésie d'Armand Robin comme dans celle de Bernard Lacroix, le poème est toujours un chant, qu'ils prennent des libertés avec les mètres et les rimes ou qu'ils recourent à la splendeur classique de l'alexandrin: chant qui convoque les voix des morts, des aimés disparus, ou rend grâce au monde qui s'en va. Ainsi le poème Femmes d'autrefois de Bernard Lacroix fait écho à Prière (2), un poème où Armand Robin donne la parole à sa mère. Les deux poèmes évoquent avec une infinie tendresse ces femmes aimées, humbles femmes du peuple. Armand Robin, prêtant sa voix à celle de sa mère, invente sa prière tandis que Bernard Lacroix laisse parler le silence de ces femmes d'autrefois, dans une scène d'ombre et de lumière comme on en voit dans les tableaux de Georges de La Tour:

"Une complainte sans âge attisait la braise,
La lampe veillait
Près du tabernacle de vos joies encloses. [...]
Je n'ose deviner vos prières secrètes
Devant le retable flamboyant de l'âtre."

Fidèles à leurs morts, Armand Robin et Bernard Lacroix le sont aussi à leurs racines, leur pays natal, leur langue. "Les anciennes souches, nul n'a pu me les arracher" (p.76) écrit Armand Robin. Tous deux fils d'agriculteur, ils célèbrent l'ancien monde paysan en lui redonnant vie et, suprême hommage, en redonnant vie à sa langue sous la forme d'anciennes chansons populaires. Une telle inspiration se retrouve dans plusieurs poèmes d'Armand Robin, par exemple La fiancée du sabotier qui commence ainsi:

"J'avais choisi pour bien l'aimer
Viens que je t'aime, douce aimée,
Une mignonne, une demoiselle.
J'allais souvent la voir chez elle.
J'ai pour venir te fréquenter
Viens que je t'aime, douce aimée,
Usé trois paires de sabots.
Pour toi je prenais les plus beaux." (p.46)

Et l'on retrouve le rythme des danses paysannes dans cet Air de ronde pour bretons:

"L'été dernier la Catherine
A perdu sa dernière dent.
Tra la la! quelle misère!
Tra la la! Dansons gaiement!" (p.49)
De même, on retrouve le parler populaire chablaisien dans ce Noël savoyard où Bernard Lacroix joue avec les patronymes et sobriquets, et donne la parole à sa grand-mère comme Armand Robin l'avait donnée à sa mère dans Prière.C'est que chacun d'eux ne veut pas écrire pour les privilégiés de la culture qui sont bien souvent les propagateurs de la fausse parole, mais pour le peuple. L'un et l'autre savent que les puissances dominantes n'auront de cesse de tuer la culture populaire pour la remplacer par la culture de masse, cette culture industrielle pourvoyeuse de divertissements abrutissants.

"Je veux un chant
Qui donne les reflets du couchant dans les bras des travailleurs [...]
Un chant, qu'entend le plus pauvre paysan
Et malgré la journée de poussière et de sueur qui l'engorge
Il se détourne du sentier le plus court
Et, se mêlant aux fleurs,
Il erre un instant
Au long des épis montant la garde à sa taille." (p.181) écrit Armand Robin. Nul doute que Bernard Lacroix ait fait le même vœu.
Une même conception de la poésie anime l'œuvre d'Armand Robin et celle de Bernard Lacroix, fondée sur le mystère de l'Incarnation.Dans son entreprise de dépersonnalisation, d'oubli de soi, Armand Robin quête un langage dont on percevrait qu'il est "verbe et non langage", "souffle et non rythme", "esprit et non poème", un langage par qui nous pourrions aborder à "un monde d'avant le monde, un monde encore innocent de mots". Tous deux sont en quête de l'esprit d'enfance, de l'innocence retrouvée. Aussi le thème de Noël est-il récurrent dans la poésie de Bernard Lacroix. L'Enfant Dieu descendu parmi les hommes, le Verbe fait chair offre la promesse de cette innocence comme nous le dit  un magnifique Noël:

" Il y a
Dans le silence retrouvé de mon âme
Le souffle ténu d'un enfant qui s'endort,
Quelque chose de doux et de chaud
Comme une petite main sur mon cœur."

Mendiants du Verbe, les "anarchistes de la grâce" Lui demandent de descendre dans leurs propres mots.

Élisabeth Bart-Mermin

Notes:
(1) Les éditions Gallimard ont rassemblé ces deux recueils dans un seul livre sous le titre Ma vie sans moi  (2004). Toutes les citations renvoient à cette édition. Les citations de Bernard Lacroix renvoient à des poèmes publiés sur ce blog, indiqués en lien.
(2)Prière est un long poème dont je ne peux citer qu'un bref extrait. La mère d'Armand Robin adresse au Christ cette prière pour son fils:
"Jésus toujours si propre et si coquet,
Ma prière d'aujourd'hui n'a pas les doigts lavés,
J'ai dû beaucoup peiner dans l'étable, vous le savez,
Mais j'ai pu cependant changer de tablier
Et j'espère que je mérite d'être exaucée;
Il ne peut pas vous déplaire puisque je l'aime tant;
Vous étendrez sur lui partout votre regard
Qui est clair et vaste comme un village au printemps;
Vous le ferez vivre comme autrefois je le faisais dormir". (p. 35)













 

jeudi, 12 juillet 2012

Armand Robin,3

 

P1000921.JPG

Photographie JN Bart


Le monde d'une voix ( Extraits)


Corps courbé, hâtif,


Son geste

Fut de se rendre à la mort

Doucement, comme une plante qui fléchit.


Dès qu'il fut sur les bords de l'étang,

L'eau qui fut dans ses regards redevint de l'eau;

Il n'a pas gémi de redevenir une plante


Et le temps redevint bras de danseuses

Fuyant souplement dans le ruisseau.

Paysage éternel, sans appui, sans repli.



*



O miens si obscurs, pour me garder près de vous il me faudrait pendant toute ma vie le moins de mots possible et chaque jour, malgré ma nouvelle existence, une retraite près des plantes, une main passée dans la crinière des chevaux. Pour rester près de vous malgré moi, malgré ma vie, j'ai vécu toutes mes nuits dans les songes et, le jour, je me suis à peine réveillé pour subir une vie où je n'étais plus.


Armand Robin, Le monde d'une voix in Ma vie sans moi ( Éditions Gallimard, coll. Poésie, 2004) pp. 199 et 75.