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lundi, 27 janvier 2020

"La maison" de Marie-Christine Ory-Lacroix

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" Pour ce qui touche aux événements les plus traumatisants de mon enfance, ma mémoire refuse de fonctionner correctement. Je ne peux rassembler que des images sans suite.Par exemple, je nous revois alignés contre la porte de la grange, en face de notre maison. On a mis Louisa à part. On nous montre Son Pap' mort, sur le toit. Le canon d'une mitraillette passe et repasse devant nos poitrines. Notre vie ne tient qu'à un coup de gueule, une saute d'humeur. Je regarde Louisa, là-bas, à l'écart, et j'ai peur.

Le film de mes souvenirs et de notre histoire est plein de vides restés béants car nous cinq, témoins du drame, n'en parlons absolument jamais. D'un commun accord, nous continuons à exister comme si rien ne s'était passé, parant au plus pressé car – que l'on soit muet ou bègue – ce que nous avons vécu est indicible."

Marie-Christine Ory-Lacroix, La maison

 

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L'histoire du manuscrit de La Maison, récit autobiographique de Marie-Christine Ory-Lacroix, est aussi singulière que le livre lui-même. Écrit en 2003, ce manuscrit  tombe presque par hasard, une quinzaine d'années plus tard, sous les yeux de son éditeur qui le publie en 2019, conquis par «  la singularité du récit : l'absence totale d'apprêt ; le talent littéraire inattendu ; le dessin (architectural) qui se confond si justement avec le dessein de l'ouvrage ». (1)

Alors que Bernard Lacroix n'a jamais évoqué dans ses œuvres poétique et artistique la tragédie vécue dans son enfance, l'assassinat de son père par des maquisards le 12 juillet 1944, cet événement atroce constitue, selon les mots de l'éditeur, « la clef de voûte » du récit de sa sœur.

Juillet 1944, octobre 2003, avril 2019, il aura fallu tout ce temps pour qu'advienne au jour ce récit bouleversant, « autobiographie désarmante de réalisme et de pureté » nous dit l'éditeur : désarmante et pure, oui, en ce sens que l'auteur a su restituer le regard innocent d'une petite fille de 5 ans sur l'horreur vécue. Ce que nous lisons dans ce livre, c'est la tragédie immémoriale de l'enfance brisée par la violence et la haine par quoi ce récit revêt une dimension universelle, tragédie ici redoublée du fait qu'elle ne fut pas reconnue comme telle dans les années qui suivirent, comme l'écrit l'historien Claude Barbier dans sa préface : «  (…) après le conflit, une sorte de tri s'est fait. D'un côté, les enfants dont le chagrin donnait droit à la compassion(...), de l'autre, ceux dont la peine méritait seulement d'être enfouie et qui eurent juste droit à la honte publique. C'est de cela que Marie-Christine Lacroix-Ory nous entretient » (p.9). Aujourd'hui, l'histoire a entériné cet événement et reconnu l'injustice comme le rappelle Claude Barbier , à la suite de Henry Bordeaux et Robert Aron (2) : maire de Fessy, Jacques-Auguste Lacroix n'était pas un collaborateur, «  ce qui l'a tué, ce sont la jalousie et les (petites) ambitions »(p.11), son « exécution est avant tout un assassinat politique » (p. 12).

Or l'histoire ne peut prendre en compte le traumatisme et ses conséquences vécus par les protagonistes, ni leur donner sens, seule la littérature peut le faire. Le livre de Marie-Christine Ory-Lacroix n'est pas un simple témoignage, l'art du récit dévoile une vérité que l'histoire passe sous silence. À rebours des autobiographies et autofictions à la mode où le narrateur se met en avant, ce récit renoue avec l'esthétique classique de la retenue, voire du retrait. D'emblée la narratrice se place en retrait dans le premier chapitre éponyme où la maison est personnifiée, possède une âme et un cœur ; la tragédie est présentée à travers elle, « fracassée, torturée, deux fois pillée », qui  « a dû livrer la famille sans défense à ces hommes » (p.17). Elle est le personnage qui contient tous les autres (la famille et Louisa, « la bonne » pour les regards extérieurs, en réalité « la bonne fée », nous y reviendrons), et c'est par elle que le vécu indicible peut être signifié. Le récit se construit sur son architecture, chaque chapitre évoquant une pièce, chaque pièce gardant les traces du drame inscrites en elle comme le sont les blessures dans la mémoire de la narratrice. Ainsi l'auteur peut rassembler les morceaux épars de l'histoire vécue – ce dont elle se souvient et ce qu'elle a appris par la suite – et lui donner sens.

 

 

La maison porte en elle une irrémédiable fracture temporelle entre un avant et un après, entre le temps heureux de l'enfance innocente et le temps de la honte. L'usage des pièces a changé. Désormais, on ne mange plus ni plus personne ne joue au bridge dans la salle à manger. Avant, on partageait à trois le chambre à coucher et puis «  un jour, Louisa (…) m'a montré Son pap' allongé sur le lit mais très pâle, avec une veine bleue saillante sur la tempe, et elle m'a dit : “ Souviens toi !” Ainsi mon père a disparu de notre vie » (p. 52). Les deux pillages et l'assassinat ont laissé des traces toujours visibles , l'eau qui coule à l'intérieur d'une chambre à travers le toit mitraillé, et, sur le balcon, les trous faits par une balle destinée à l'enfant Marie-Christine. (p.53). Les rares objets de valeur laissés par les pilleurs – ce qui reste de la bibliothèque dévastée, un manteau de fourrure rapporté de Pologne et surtout un tableau de l'abbé-peintre Callès – témoignent de l'appartenance à un autre monde, une autre vie. Signe du destin (ou de la Providence...)  : c'est ce tableau de Callès qui inspira Bernard à ses débuts, suscita sa vocation de peintre.

Enfin deux endroits au plus haut et au plus bas de la maison, le grenier et la cave, évoquent deux scènes qui prennent une signification symbolique. Comme dans un conte initiatique, on voit la petite fille emprunter une fois «  un escalier rustique et très raide » (p.58) conduisant à une trappe qui ouvre le grenier, et plusieurs autre fois «  une volée de marches bizarres, rongées par endroits, comme par une énorme mâchoire » (p.61) qui descendent à la cave. L'escalier vers le haut ouvre sur une scène que l'enfant n'a pas vue directement quand elle s'est passée mais qu'elle revit néanmoins : en ouvrant la trappe elle aperçoit, abandonnée là, une chaise d'enfant dont son père s'est servi pour monter sur le toit dans sa tentative de fuir, et sur les planches de l'escalier, «  des traces qui pourraient bien être du sang. Sa mam' dit qu'il tenait la main serrée dans sa poche, et dans sa main, un chapelet » (p.59). L'autre escalier et la cave rappellent à la petite fille une scène qu'elle a vécue elle-même, qu'elle revit régulièrement puisque lui incombe la tâche d'aller chercher le cidre à la cave, et qui suscite chaque fois une crise d'angoisse : «  je revois la scène : je me trouve à côté de Louisa. […] Tout à coup, on cogne à la porte de la cave » (p. 62), c'est une attaque à la mitraillette des maquisards venus placarder des affiches sur la porte de la maison en signe d'avertissement. Ces deux scènes, la vision d'une chaise d'enfant évoquant la chasse à l'homme qui était le père de cette enfant, sa descente à la cave devenant l'épreuve d'une traversée des ténèbres, font ressentir au lecteur le drame de l'enfance brisée.

 

 

Le drame a aussi provoqué une scission entre la maison et le reste du village. Les conséquences s'étalent dans le temps, le présent et l'avenir de chaque membre de la famille sont irrévocablement modifiés.

Tout d'abord, cette famille naguère aisée est réduite à l'état de pauvreté. La narratrice décrit non sans humour la garde-robe hétéroclite constituée par la charité publique, en guise de pyjamas les caleçons du grand-oncle « qui grattent », les bottines de grand-mère noires à clip que Gilbert porte pour aller au collège, les brodequins trop grands. Faute d'argent, les garçons ne peuvent poursuivre leurs études. Sa mam' enseigne aux enfants le stoïcisme : faire comme si de rien n'était, supporter sans se plaindre. En outre, le traumatisme a affecté le langage : Gilbert et Marie-Christine bégaient, Bernard est frappé de mutisme (3). À l'extérieur, la violence, la méchanceté s'acharnent contre la famille, tous reçoivent des insultes, deux fois on a tenté d'écraser Sa mam' contre le mur du jardin de l'école, on a essayé de lui faire perdre son métier d'institutrice. Seul Gilbert répond aux agressions, se bagarre. «  Nous vivons en sursis », résume la narratrice (p.69)

Des pages poignantes traduisent le sentiment d'exclusion à travers des oppositions récurrentes entre l'intérieur rassurant de la maison et l'extérieur hostile, entre l'ombre et la lumière. La cuisine est un refuge, «  le soir, elle devient un îlot de chaleur et de lumière. En dehors d'elle, c'est le froid et l'hostilité » (p. 18). Un soir, rentrant chez elle à travers le village désert, de nuit, Marie-Christine s'arrête devant la fenêtre illuminée des voisins : « Je les regarde vivre avec étonnement. Avant, j'appartenais au même monde qu'eux. Ce qu'ils font là me concernait aussi. Mais désormais, je me trouve, sans bien comprendre comment, séparée d'eux, moi dans la nuit, eux dans la lumière, comme ce soir (…) Je suis devenue spectateur de la vie des autres. Eux sont acteurs » (pp. 65-6). Toutefois, ce sentiment d'exclusion, cette solitude, se muent en force : «  j'ai la calme certitude que rien de pire ne peut nous arriver, que nous avons touché le fond. Parfois, il reste encore la peur, instinctive, animale. Mais quand nous l'aurons surmontée, nous ne craindrons plus rien ni personne » (p.66)

 

 

La maison et sa maisonnée gardent des ressources, portent en eux une force, surmontent le malheur. S'ils manifestaient une volonté de les anéantir, l'assassinat du père, les pillages, n'ont pas atteint leur but. Certes, on ne mange plus, on ne joue plus au bridge dans la salle à manger mais Gilbert et Bernard la transforment en salle de musique. Nul n'a pu leur ôter leur talent. Musiciens doués et passionnés , ils créent un orchestre,sont invités à jouer dans toute la région y compris au Casino d'Évian.

Étonnamment, c'est le hall, « bel espace rectangulaire et carrelé » qui « distribue toutes les pièces  au premier étage », qui devient un lieu privilégié. Comédien dans l'âme, jamais à court d'imagination et d'ingéniosité, Gilbert en fait un lieu magique. Ce grand espace lui sert de scène de théâtre, « les huit portes qui l'entourent constituent des coulisses parfaites, (…) la maison ne recule devant aucun effort de mise en scène » (p.42) pour qu'un fantôme ou un général fassent leur apparition, donnant le frisson aux spectateurs. Avec ses contes, la représentation de La Mort du Cygne, Gilbert enchante la maison qui s'anime de tout un univers poétique en dépit des petits accidents telle une inondation, provoqués par ses mises en scènes bricolées avec les moyens du bord. Qu'importe ! Avec la musique, la poésie du théâtre, la maison est heureuse, la maisonnée revit d'une vie libre, dégagée de la pesanteur sociale.

 

 

Le livre s'achève sur deux personnages antagonistes essentiels. Un jour, place des Arts à Thonon, Sa mam' montre un homme à sa fille : «  Tu vois cet homme qui arrive là-bas . C'est lui qui a tué ton père ! ». Fascinée par le personnage, étonnée par sa jeunesse, la narratrice ne comprend pas que l 'assassin puisse aller et venir librement si près d'elle. L'autre personnage est « la fée Louisa », qui fut indéfectiblement fidèle et dévouée à la famille, qui confia le secret de sa vie à Jean-Michel Lacroix, fils de Gilbert, lequel secret décida l'auteur à écrire ce récit. Louisa est cette fée qui sut conjurer la malédiction jetée sur cette famille. Noble de cœur et d'esprit, elle traverse tout le récit de sa haute silhouette, avec son élégance de paysanne qui fut femme de chambre chez Arpels à Paris. C'est elle qui tient la maison, qui trouve les expédients pour pallier la pauvreté, qui élève et entoure Marie-Christine de sa tendresse. Servante au grand cœur, aimant d'un amour inconditionnel, personnage lumineux, elle contrebalance la noirceur des assassins.

Par la grâce de ce beau livre, la lumière de Louisa rayonne sur « La maison » pour toujours.

 

 

Élisabeth Bart

 

 

Notes :

  1. La maison de Marie-Christine Ory-Lacroix ( éd. Arcadès Ambo). On peut commander le livre ici.

  2. Le témoignage d'Henry Bordeaux est reproduit dans le livre pp. 75-7

  3. J'ai donc fait une petite erreur dans ma préface du recueil Aux Lisières du temps de Bernard Lacroix en écrivant que ces événements tragiques l'avaient rendu bègue.

  4. Dans ce récit, Marie-Christine Ory-Lacroix nomme ses parents Son pap' et Sa mam', comme c'était l'usage dans la famille, ces surnoms ayant été inventés par Gilbert.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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