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mardi, 31 mai 2016

Le ciel des humbles, 1

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Photographie de Robert Taurines

 

 

 

 

 

La croix du chemin est un autre bachal, une autre source tout aussi fidèle, tout aussi insistante et devenue tout aussi dérisoire. Ici-bas, on ne souffre plus, le paradis est sur terre.

 

L'homme ne croit plus qu'en lui-même. Dès son premier souffle, il s'engouffre sur le chemin de la mort, oubliant qu'elle est au bout.

 

Voit-il encore la montagne? Voit-il ces nuages inquiétants?

 

Il file, alors que rien ne le poursuit ; passe ses joies avec sa voiture ; s'empiffre des poisons qu'il engendre ; laisse derrière lui des traces nauséabondes d'un progrès qui a tout inventé, sauf le bonheur.

 

 

 

Bernard Lacroix, Mémoire des jours, (Bias, 1990)

 

 

 

mercredi, 29 avril 2015

Un temps pour toute chose

 

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Bernard Lacroix enfant.

(Photographie: archives de la famille Lacroix)

 

 

 

 

" Il y a un moment pour tout et un temps pour toute chose sous le ciel.

Un temps pour enfanter,

et un temps pour mourir;

un temps pour planter,

et un temps pour arracher le plant.

Un temps pour tuer,

et un temps pour guérir;

un temps pour détruire,

et un temps pour bâtir.

Un temps pour pleurer,

et un temps pour rire;

un temps pour gémir,

et un temps pour danser."

 

Ecclésiaste, 3, 1-4

 

*

 

Il fallait un temps de silence sur ce blog, un temps de recueillement, le temps du deuil, des deuils. Après Jean Lacroix, après Bernard, c'est Joseph Lacroix, agriculteur à Fessy, qui nous a quittés le dimanche 19 avril. En moins d'un an, les trois cousins sont partis l'un après l'autre, comme s'ils s'étaient donné le mot, après avoir partagé les joies et les peines de leurs dernières années puisque Jean était revenu au village pour sa retraite. Ils resteront unis dans nos cœurs comme ils le furent dans leur vie.

Il y a donc un "avant" et un "après" pour ce blog.

Bernard aura eu le temps de le découvrir. En juin 2014, grâce à l'aimable complicité d'une animatrice de la maison de retraite qui avait mis un ordinateur à notre disposition, Jean-Michel et moi lui avions montré cet espace virtuel consacré à son œuvre. Il n'en revenait pas, lui qui n'avait jamais touché un ordinateur de sa vie! Jean Lacroix lisait ce blog, Joseph, peut-être aussi... Comme l'a rappelé Jean-Claude Fert, Bernard a créé jusqu'au dernier moment, tant que ses forces le lui ont permis. Aujourd'hui, son œuvre est accomplie.

Nous sommes désormais dans le temps posthume, le temps d'une autre vie pour l'œuvre de Bernard, le temps d'une autre présence, plus forte que l'absence.

 

*

 

Bernard Lacroix ne laisse pas, comme nous l'avons lu dans un article du Messager, un héritage "idéologique". Une idéologie est un système d'idées, de croyances, de valeurs, le plus souvent désigné par un mot en "isme" : progressisme, conservatisme, passéisme, socialisme, communisme, libéralisme, écologisme, islamisme, sionisme, féminisme, et j'en passe... Les idéologies modernes, nées au XVIIIe siècle, ne sont rien d'autre que des systèmes d'idées, des outils pour exercer un pouvoir, agir dans le champ social et politique. Un artiste, un véritable artiste tel que l'était Bernard, c'est précisément, comme le pensaient les plus grands poètes, Charles Baudelaire, Arthur Rimbaud, un être singulier, désengagé, "dégagé" en ce sens qu'il n'a cure du pouvoir sur les choses, les êtres, le monde. S'il agit, c'est dans un autre ordre que l'ordre social. Comme l'écrit Maxence Caron, "la dimension de l'art est celle de l'âme, et la dimension de l'âme excède celle du monde ; être artiste, c'est donc préserver un espace de retraite propre à l'absence d'implication dans les glus du monde (1)". Bernard Lacroix ne s'est jamais impliqué dans les "glus du monde", il n'a jamais désiré le moindre pouvoir, il n'a jamais cherché à changer la société, laissant cette prétention aux pseudo artistes autoproclamés "engagés" dont l'engagement n'est le plus souvent qu'une vitrine publicitaire. L'artiste n'est ni un gourou, ni un homme politique, ni un leader social, ni un philosophe, encore moins un idéologue. C'est un esprit libre de toute allégeance. Son héritage est d'ordre spirituel.

Bernard Lacroix a d'ailleurs écrit lui-même son testament noir sur blanc, dans son tout premier recueil poétique, Petites choses d'hiver :

 

" Le poète

C'est celui qui rit pour ceux qui ne rient pas,

Qui pleure pour ceux qui ne pleurent pas.

 

Le poète

C'est celui qui porte la joie

Et la croix des autres..."

 

Porter la joie et la croix des autres : c'est là tout le contraire de la fonction idéologique. Le poète, l'artiste porte : il assume ce que les idéologies quelles qu'elles soient, l'action politique et l'action sociale quelles qu'elles soient, ne sont pas en mesure d'assumer. La poésie, la peinture, la sculpture, la musique, ne changent pas le monde, elles créent un monde, un espace de liberté dégagé de la pesanteur du monde social.

Il faut faire attention aux mots qu'on emploie. Les mots peuvent trahir même quand on n'en a pas l'intention.

Nous continuerons d'arpenter, sur ce blog, le monde que Bernard nous a laissé, d'en explorer la richesse et la beauté. Notre seul "engagement" : le vœu de fidélité.

 

Élisabeth Bart-Mermin

 

(1) Maxence Caron, De l'art comme résistance à l'implication politique ( Éditions Séguier, 2015) pp. 93-94.

 

 

 

 

 

 

 

 

jeudi, 29 août 2013

Les vieux souvenirs

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Photographie  JN Bart





Est-ce la vieillesse qui s'installe petit à petit en moi qui me donne ce besoin subit de retrouver des lieux où je n'ai pas remis les pieds depuis mon enfance : un sentier, un vieux mur, une maison perdue dans la montagne... En ce temps-là, quelque chose me disait que j'y reviendrais un jour. Aujourd'hui, quelque chose me dit que je n'y reviendrai plus jamais. Un ultime pèlerinage dans des endroits sans grande importance, mais que mes yeux d'enfant ont retenu avec une précision quasi cruelle. Cinquante ans se sont écoulés entre ces deux regards, cinquante ans que je voudrais oublier d'un seul coup, comme si l'oubli pouvait effacer le temps qui passe.


Ce qui me console, au fond, c'est que les choses n'ont plus la même saveur, ne sont plus ce qu'elles étaient alors que je les découvrais à l'occasion d'un jeu, d'une promenade ou d'un rendez-vous amoureux. Les souvenirs vieillissent avec l'homme. Vouloir à tout prix retrouver des sensations de jeunesse est dérisoire, au contraire, cela vous fait vieillir davantage.


Et pourtant, j'ai tellement recherché ces coins mystérieux que mon imagination peuplait à sa guise: les clairières minuscules où poussaient les framboises sauvages, les mûres, les myrtilles, ou encore taquiner avec une brindille les écrevisses qui tapissaient le fond de la rivière, surprendre les chevreuils dans leurs ébats printaniers, déranger un hibou somnolant dans un tronc d'arbre mort, pousser avec une délicieuse appréhension la porte branlante d'une maison oubliée dans la forêt...


Au retour me reviennent aussi certains visages, m'attendant à les revoir aux fenêtres ou sur le pas des portes. Mais d'autres visages ont pris leur place : leurs enfants, peut-être, ou de nouveaux propriétaires, des citadins qui se sont empressés de couper les vieux arbres, de faire du jardin une pelouse qu'il faudra tondre impérativement deux fois par semaine, avec en son milieu l'inévitable faux-puits en préfabriqué et les sept nains en plastique qui lui font cortège.


Tu vois bien mon pauvre Bernard, qu'il faut garder ce dont tu te souviens bien sagement pour toi et pour toi seul! Personne ne sait plus vraiment ce qu'étaient les choses et les gens d'autrefois. À quoi bon s'inquiéter pour ce qui est perdu, irrémédiablement perdu. Pourquoi vouloir absolument conseiller aux nouveaux venus: " Gardez ces vieilles roses, c'est une variété qui disparaît! Conservez ces vieux murs de pierres sèches, leur assemblage est une véritable œuvre d'art!  Mettez en valeur ces linteaux de fenêtre en pierre verte, ils sont la parure de votre façade!..." Qu'est-ce qu'ils en ont à faire! Il leur faut de larges baies pour faire rentrer le soleil, quitte à dépenser deux fois plus de mazout en hiver. Il leur faut de la place pour mettre une ou deux voitures, un barbecue... Il faut faire envie aux passants même si l'intérieur de la maison est perpétuellement en chantier, même s'il n'y a pas encore la moquette dans la chambre des enfants.

 

Le ciel de novembre allume ses feux. Lui, au moins, il n'a pas changé! Mes pensées vont s'y perdre , s'effilocher, deviendront les petits nuages du soir que le vent pousse plus loin. Demain déjà s'annonce, le jour attisera l'oubli.


Bernard Lacroix, Les cahiers du musée n°4





mardi, 06 août 2013

Au seuil du monde de Nathanaël Dupré La Tour ( extrait,2)

 

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Rappel : J'ai vécu à la lisière de deux civilisations

             Au-delà de la lisière

             Au seuil du monde de Nathanaël Dupré  La Tour,1

 

 

 

Dans ses chroniques comme dans ses poèmes, Bernard Lacroix évoque souvent des métiers devenus rares, tel Le tisserand, ou disparus —du moins sous leur forme artisanale —, comme Le meunier.

Dans l'ancien monde rural, si le travail des paysans et artisans était souvent éprouvant, il comportait une dimension spirituelle qui lui donnait un sens, comme en témoigne la collection ethnographique de Bernard.

C'est dans les monastères qu'aujourd'hui encore, les moines maintiennent, contre les vents et les marées d'un monde qui n'obéit qu'au seul objectif de l'efficacité rentable, une conception du travail qui épanouit l'être humain. Á partir d'un séjour dans un monastère bénédictin, à l'orée d'une forêt champenoise, Nathanaël Dupré La Tour médite, dans cet extrait, sur le travail de son ami, moine et potier.

 

 

*

 

Comme les étoiles se détachent de la voûte sombre du ciel, le travail du moine se détache sur le fond de la vie contemplative. C'est aussi parce qu'il ne lui voue pas son existence tout entière que son travail peut apparaître comme œuvre, dans sa beauté libératrice.

C'est parce que vous ne vous laissez pas déborder par le temps de l'action, parce que vous ne laissez pas le temps de l'action vous prendre et vous défaire, que vous pouvez bâtir ces monuments séculaires, abbayes, bibliothèques, œuvres sociales ou d'enseignement. De l'expansion cistercienne du XIIIe siècle, qui hanta le monde connu de la Norvège à la Syrie, aux fondations de Rancé ou Bérulle, ces points fixes sont des départs d'aventures  impériales.

 

Elles sont rendues possibles aussi par l'humilité, le goût de la poussière de chacun de ceux qui y participent. La renaissance culturelle qui habite les scriptoria de Cluny est permise par le patient travail des copistes qui reproduisent psautiers et homéliaires. Patients parce qu'éternels, à l'image du Dieu qu'ils prient. [...]

 

Dans les années 1980, ta proximité avec certaines communautés orthodoxes de Russie te conduisait à passer régulièrement le rideau de fer. Ton visa portait la mention "profession: potier", à une époque où faire circuler une bible était redevenu un délit dans certains États de l'ère soviétique. Et de fait tu es potier, bibliothécaire, cadre, directeur spirituel —et moine, successivement et en même temps. Et nul n'est dispensé du service de la cuisine, dit la Règle. 

L'atelier est un foyer. Aux origines du christianisme, l'atelier du  charpentier est le lieu où grandit Dieu incarné ; dans l'histoire du travail il est le lieu où le travail et le monde privé se font face, s'interfécondent. Marx dans un chapitre inédit du Capital faisait des prêtres, comme des enseignants, des pianistes et des danseurs des êtres "dont le travail consiste en une activité virtuose", "où la production est inséparable de l'acte producteur", trouvant dans l'activité leur propre accomplissement, sans s'objectiver dans une œuvre qui les dépasse. La vie du moine est sa praxis, cette action qui ne produit pas d'autre œuvre qu'elle-même — sinon dans la part artisanale qui lui revient. Elle est poétique, au sens propre. 

 

*

 

Le tour est en marche ; ta main prend le temps d'abord de centrer la terre : il y a des gestes manqués qu'on rattrape difficilement. Les quelques gouttes d'eau avec lesquelles tu mouilles la terre doivent elles aussi être bien mesurées. S'en suivent des alternances de pression et de relâchement, tantôt ton doigt incite fortement la terre à s'élever ou à s'abaisser docilement, tantôt ta main se contente d'accompagner le volume qui se développe de lui-même, en retenue. Le corps se concentre : dans une main, dans un doigt, semble rassemblée toute ta volonté à ce moment important. La girelle s'adapte au tempo qui convient : accélérations pour le centrage, ritendo pour le tournassage, ce moment où tu enlèves le superflu d'argile à la base de la pièce. Il y a une musicalité de la terre qui danse sans bruit sur cette platine. [...]

 

Chez les Grecs, le potier — le démiurge — était le fabricant par excellence, l'artisan dont les mains se préoccupaient du sens de l'œuvre, de sa fonctionnalité et de son inscription dans l'ordre du monde. En te regardant travailler, en me concentrant sur ce temps qui se déploie, se fait consistant, je découvre que la patience est l'autre nom d'une activité pleine et entière, paradoxe fécond que rend possible l'attention à l'œuvre. Le travail bien fait dit la vocation des mains humaines à rester industrieuses même à l'âge de la machine et du robot, à l'âge de cette main subtile qu'est la bombe atomique.

 

 

Nathanaël Dupré La Tour, Au seuil du monde ( Le Félin, 2013) pp. 74-77.

 

 

 

 

 

 

samedi, 13 juillet 2013

Au seuil du monde, de Nathanaël Dupré La Tour (extrait)

 

bernard lacroix , nathanaël dupré la tour, au seuil du monde, éditions le félin

 

Rappel :

J'ai vécu à la lisière de deux civilisations

Au-delà de la lisière

 

 

 

 

Dans son essai Au seuil du monde, Nathanaël Dupré La Tour décrit la campagne champenoise actuelle qui n'a plus grand chose de commun avec l'ancien monde rural si souvent évoqué par Bernard Lacroix. Pourtant, le poète sait voir et dire ce qui demeure: le ciel "intensément présent", la lumière de la nuit que les lumières artificielles de la Ville ont rendu invisible, celle de la Toussaint "qui révèle la vérité du pays". Des confins de l'Aube et de l'Yonne aux montagnes du Chablais, c'est toujours le ciel, la même voie lactée, et le silence de la nuit.

 

*

 

Un peu d'élevage, beaucoup de céréales dans ces vallées des confins de l'Aube et de l'Yonne, et aux flancs de ces petites collines coiffées en leur sommet d'un bouquet d'arbres qu'on ose parfois appeler forêts. Á première vue un pays sans eau vive ni marais ; quelques ruisseaux paisibles pourtant, où l'on va chercher l'ombre en été. Des lignes douces, qui suivent la courbure du sol, dessinent le paysage agricole. Lignes plus grasses : ces chemins blancs de calcaire, au milieu desquels les roues des tracteurs laissent se développer une trace verte, axe de symétrie fait d'herbe, et de fleurs sauvages au printemps.

 

Absente inexplicable, l'eau contemplative des étangs dont parle Huysmans, qui n'a rien de commun avec celle des torrents ou des fleuves, mais a simplement pour fonction, là où elle est, " d'observer le silence et de réfléchir à l'infini le ciel". Car si les gens d'ici ne le savent pas toujours, le ciel est présent, intensément présent au-dessus de ces terres dépeuplées, que croyaient même inhabitables les voyageurs des lendemains de la guerre de Cent ans.

 

Depuis quelques années de nouveaux habitants y rejoignent les derniers cultivateurs, mettent un peu plus de champ entre la ville où ils travaillent, et le village qu'ils habitent. Les lotissements y fleurissent, pousses jaunâtres d'un printemps de béton. Peuplées d'assistantes médicales et d'employés de la Mutualité sociale agricole, ces maisons de plain-pied, le plus souvent posées au milieu de la parcelle, exhalent un parfum mélangé de diffuseur pour sanitaires et de pantalon de sport. Les derniers arrivés se juxtaposent avec plus ou moins de bonheur aux anciens : eux qui sont venus ici pour quitter le voisinage trop pressant des villes ne cherchent pas plus que de raison la rencontre, circulent de préférence en voiture.

 

*

 

Pays sans qualité, dira le touriste égaré. Mais qui réfute Pascal en cela qu'il se fait aimer pour lui-même — ni pour sa beauté, ni pour sa richesse. Pour sa mémoire peut-être, mais ici comme ailleurs mémoire et identité se confondent. Á mesure qu'on s'éloigne de la Ville, c'est la permanence de l'espace dans le temps qui frappe. La lecture des cadastres anciens y révèle au cours des siècles d'infimes modifications de parcelles, de chemins communaux. Çà et là, on a repoussé la forêt de quelques dizaines de mètres ou changé la courbe d'un sentier — à moins que ce soit l'erreur de l' arpenteur. Bestioles et bêtes à plumes et à pelage semblent y revivre ce que leurs ancêtres ont toujours vécu.

 

On citera par acquis de conscience la lumière des nuits d'août, la voie lactée parfois impériale, les étoiles filantes, les rares processions de l'Assomption auxquelles ont succédé, depuis le repeuplement du village par des enfants qui firent rouvrir l'école, leurs équivalents laïcs du 14 juillet — lampions et marche joyeuse vers le buste de Marianne. Indubitablement, l'été y peut être aussi lumineux, ou presque, qu'ailleurs. Mais l'essentiel n'est pas là.

 

L'essentiel est autre part, ou plus tard. C'est la Toussaint qui dévoile la vérité du pays, et peut-être sa façon propre, sans artifice et sans décorum, de raconter la Gloire de Dieu. Comme le crachin révèle l'odeur de la terre, la lumière rase des alentours de l'hiver dit la nature des objets. Á la façon d'une chambre an-échoïque où le son ne se réverbère pas, cette lumière qui produit si peu d'ombre laisse les choses dans leur nudité, haies de charme sans feuilles, mousses diaphanes qui tremblent imperceptiblement dans la brise ou dans la brume. C'est alors qu'il faut se laisser prendre à l'austérité des cimetières du pays, dépourvus d'arbres et qui ne cachent rien de ce que la mort a d'âpre et paisible, de ce désert si proche de nous qui, patiemment, nous attend.

  De tout temps on peut retrouver ici, en s'éloignant à peine des villages pourvu qu'on ait envie de le trouver, ce qu'on ne trouve plus ailleurs : la nuit. La nuit sans néon ni phare, sans enseigne clignotante ni démarrage de moto : la nuit, silencieuse à sa façon, pleine des bruits des bois. Et quand bien même on aurait perdu depuis longtemps la naïveté de confondre le silence avec la paix du cœur, ce silence-là reste rempli de promesses.

 

Nathanaël Dupré La Tour, Au seuil du monde  ( Éditions Le Félin, 2013) pp. 12-15.

 

jeudi, 04 juillet 2013

Au-delà de la lisière

 

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Photographie de Juan Asensio

 

 

 

 

"J'ai vécu à la lisière de deux civilisations : la civilisation agro-pastorale [...] et celle du machinisme naissant", écrit Bernard Lacroix. Né en 1933, il a connu la première dans son enfance, même si le "machinisme" — la civilisation industrielle —, était déjà là. C'est au cours de la période dite Les trente Glorieuses, des années 50 au début des années 70 du siècle dernier, que le machinisme s'est étendu au monde rural. Bernard Lacroix a vécu ce basculement dans la totalité de la civilisation industrielle.

  Ces fameuses Trente Glorieuses apparaissent aujourd'hui comme l'accomplissement d'une civilisation mise en place dès la Renaissance, à laquelle la Révolution française a donné libre cours pour qu'elle s'épanouisse au XIXe siècle et se généralise au XXe. Aujourd'hui, à l'ère de la cybernétique, de la croissance sans frein des technologies dont nous voyons de plus en plus qu'elle échappe à la régulation de tout comité d'éthique ( ne nous faisons aucune illusion, la recherche sur l'embryon *, les manipulations génétiques, le clonage, les techniques de procréation artificielle, toutes les macro et nanotechnologies et j'en passe, se réaliseront) , nous sommes entrés dans une ère nouvelle qui dépasse le machinisme. Á quoi servent, dans un tel contexte, les poèmes, les récits et les méditations d'un artiste, d'un homme du peuple tel que Bernard Lacroix?

Ils introduisent tout simplement de la pensée là où il n'y en a pas. "La Science ne pense pas" disait Heidegger, la Technique encore moins. Mais, me direz-vous, qu'est-ce que penser? Que veut dire penser? C'est justement le titre d'une célèbre conférence de Heidegger, qui répond magnifiquement à cette question, dont je ne saurais rendre compte ici. Je peux juste dire qu'il n'est pas nécessaire d'être un intellectuel pour penser, que d'ailleurs, certains intellectuels ne pensent pas, que penser n'est pas réservé aux érudits mais nécessite seulement de l'attention dans le sens où l'entend Simone Weil: " L'attention, à son plus haut degré, est la même chose que la prière. Elle suppose la foi et l'amour. [...] L'attention extrême est ce qui constitue dans l'homme la faculté créatrice, et il n'y a d'attention extrême que religieuse. La quantité de génie créateur d'une époque est rigoureusement proportionnelle à la quantité d'attention extrême, donc de religion authentique à cette époque". (1)

Penser, c'est par exemple, au sein même de la croissance technologique que la doxa mondiale veut nous faire croire inéluctable , poser les questions premières, celles qu'ont posées, dans l'antiquité, les grecs et les hébreux: d'où venons-nous? Qui sommes-nous? Où allons-nous? Alors que l'ère de la Technique nous contraint à vivre dans un présent sans passé ni avenir, la question "D'où venons-nous?" nous conduit à porter notre attention vers un passé dont cette doxa veut faire table rase au point d'anéantir une anthropologie millénaire ( la filiation, la différenciation des sexes), et la question " Où allons-nous?", à porter la même attention vers un avenir sans autre horizon collectif que ce que la langue de bois planétaire nomme La Croissance. D'où la question: "Qui sommes-nous?".

L'ensemble de l'œuvre de Bernard Lacroix, ses poèmes, ses peintures et sculptures, ses méditations, sa collection ethnographique, posent ces questions. Ce ne serait pas lui rendre justice que de considérer seulement cette œuvre comme la trace d'un passé révolu relevant désormais du folklore, car elle médite sur le temps, comme le font, aujourd'hui, des intellectuels tel que l'historien François Hartog (2), comme avait commencé de le faire Nathanaël Dupré La Tour, né en 1977 et décédé récemment, le 20 mai 2013, dans un accident de la route. Professeur à l'École Normale Supérieure de Lyon, ce jeune philosophe nous laisse deux beaux livres, L'instinct de conservation et Au seuil du monde (3). Bernard Lacroix, le poète qui a connu l'ancien monde, et Nathanaël Dupré La Tour, le jeune philosophe né dans le nouveau monde et trop tôt disparu, ne se sont pas connus. Pourtant, à leur insu, leurs œuvres dialoguent.

 

(à suivre...)

 

Élisabeth Bart-Mermin

 

Un texte de Juan Asensio sur le  livre de Nathanaël Dupré La Tour, Au seuil du monde, ici.

 

Notes:

(1) Simone Weil, La pesanteur et la grâce , (Agora, coll. Pocket, 2007) p. 192.

(2) François Hartog, Croire en l'histoire, (Flammarion, 2013)

(3) Nathanaël Dupré La Tour, L'instinct de conservation, (Le Félin, 2011) et Au seuil du monde, (Le Félin, 2013)

 

* Ajout du 19 juillet 2013:

 

Le Parlement a définitivement adopté, mardi 16 juillet, par un vote des députés, le texte autorisant la recherche sur l'embryon humain et les cellules souches soutenu par le gouvernement de Mr Hollande. Nous y sommes: l'homo technicus remplace l'homo sapiens.

 

 


 

 

mardi, 25 juin 2013

J'ai vécu à la lisière de deux civilisations

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Croquis de Bernard Lacroix, extrait du recueil Croquis Minute




J'ai vécu à la lisière de deux civilisations : la civilisation agro-pastorale, pour parler comme les sociologues, et celle du machinisme naissant. J'avais déjà fait mon choix. Trop jeune pour aller à l'école, ma mère me confiait à ma tante Émilie qui était aussi ma marraine. Je quittais une maison neuve, aux carrelages luisants, aux tapisseries à fleurs, pour un intérieur borgne et fumeux où l'on vivait encore comme au Moyen-Âge. Je retrouvais chaque matin les poutres culottées, la pénombre mystérieuse,le poêle de fonte ronflant, l'horloge assidue... En me hissant sur un tabouret, je pouvais découvrir sur les assiettes bien alignées dans la crédence, les "Voyages en chemin de fer" ou "La vie de Jeanne d'Arc". L'hiver, je mettais mes pieds sur la brasière jusqu'à ce que mes chaussettes sentent le roussi. Je basculais avec délectation dans un monde où l'enfant imaginatif que j'étais, pouvait tout à loisir regarder, écouter, toucher, sentir, bref, se mettre sans trop s'en rendre compte des souvenirs plein les poches.


Bernard Lacroix, Les cahiers du musée n°2


(à suivre...)

dimanche, 09 juin 2013

Le regard, 2

 

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Photographie (1918): archives de la famille Mermin

 

 

 

Rappel : Contes des saisons

 

Comme dans Le tin derri, scène de la vie quotidienne des paysans chablaisiens, et La châlée, souvenir d'enfance, dans Le regard , à partir d'une expérience banale," parcourir les anciens albums de photos", Bernard Lacroix déploie une subtile méditation poétique sur le temps, la vie et la mort.

 Qui regarde, aujourd'hui, ces photographies couleur sépia que les familles gardaient précieusement tel un trésor que seuls les plus pauvres ne possédaient pas? Avec l'apparition du numérique et son infinie reproduction sur les réseaux sociaux d'Internet, la photographie s'est banalisée en assurant une fonction de plus en plus narcissique, celle de l'image de soi, miroir flatteur que chacun tend à l'autre en quête de reconnaissance, d'existence, bien souvent un leurre source de multiples déceptions.

Le portrait peint fut  l'apanage de la noblesse et du clergé sous l'Ancien Régime, puis de la haute bourgeoisie, qui avaient les moyens de l'acquérir et des demeures assez spacieuses pour l'abriter. L'image donnait une forme plastique, visible, à la généalogie abstraite des noms de famille. De même qu'elle a longtemps ignoré le miroir, la maison d'un paysan, d'un artisan, d'un ouvrier, a ignoré le portrait jusqu'à l'arrivée de la photographie. Désormais, celle-ci donnait un visage à leurs aïeux. Les photographies des anciens albums avaient une fonction devenue quasiment obsolète à l'heure où le téléphone portable fabrique des clichés jetables : elles offraient un nouvel accès à la mémoire familiale, à l'histoire personnelle, singulière, de chacun. Réalisées par des professionnels, puis par les rares personnes qui possédaient un appareil, les photographies revêtaient toujours un caractère exceptionnel, qu'il s'agisse d'évènements tels que la naissance, le mariage, l'enterrement, l'anniversaire d'un enfant,des grandes scansions de la vie communautaire telles les fêtes religieuses et profanes, la fenaison, la moisson, la montée en alpage, ou d'un moment privilégié telle une conversation, l'été, sous un tilleul. On leur demandait de pérenniser un instant en même temps que des visages. 

 

Cette demande que Bernard Lacroix lit dans le regard de ceux qu'il regarde est si intense qu'elle le "trouble profondément". Ces anciennes photographies suscitent un échange de regards à travers le temps. Les yeux qui ne sont plus "insistent, interpellent, quémandent, vous pénètrent jusqu'au fond de l'âme", ils vous demandent l'éternité, ils vous demandent de plonger dans les profondeurs du temps qui n'est ni le temps de l'horloge, ni le temps cyclique des saisons mais le passé enlacé au futur dans le présent. "Quand je te regarde, d'autres yeux te regardent" : ton regard qui n'est plus est mon regard futur, quand d'autres yeux regarderont mes yeux qui ne seront plus. Tandis que le passé, à travers la photographie, entre dans mon présent, mon futur est déjà là, dans ce passé. C'est pourquoi devant l'objectif du photographe, le regard "est le même pour tout le monde, à ce moment là, impassible et aigu". Chacun sait inconsciemment qu'il sera un jour vu par des yeux qui n'existent pas encore.

La méditation de Bernard Lacroix tend à établir "une sorte de généalogie du regard", parce que "se souvenir ne suffit pas", "il ne doit pas y avoir de cassure et c'est cela, au fond, qui nous gêne". Le souvenir n'est rien s'il n'instaure une continuité qui donne sens au passé pour éclairer l'avenir, de sorte que le destin de chacun puisse s'y inscrire au lieu de flotter, déraciné, errant, auquel cas ce destin est subi comme une fatalité absurde. Même si nous nous souvenons de nos ascendants, il y a cassure lorsque nous oublions leur vie, ce qu'ils ont été, ce qu'ils nous ont donné. Il y a cassure aussi quand nous oublions que l'Univers nous dépasse, que l'espace et le temps nous débordent, quand nous croyons pouvoir les dominer, quand nous nous figurons avec l'arrogante métaphysique moderne que nous avons créé le monde: " Le regard est éternel : je suis au pied de cette montagne que mon grand-père ou mon père ont contemplée si souvent". Ce grand-père ou ce père ne sont plus mais la montagne est toujours là, dans le temps et dans l'espace, elle m'est donnée comme elle a été donnée à mes aïeux. En la contemplant, j'éternise leur regard comme les "yeux neufs" qui prendront la relève éterniseront le mien, s'ils la contemplent à leur tour. D'un regard contemplatif naît l'amour de l'Univers, création de Dieu, pensait Simone Weil.

  En fait, la photographie ne suffit pas à la généalogie du regard, le contraire supposerait l'absence de continuité quand elle n'existait pas. Elle a contribué à instaurer, et c'est peut-être aussi cela qui gêne Bernard Lacroix, la suprématie de l'image sur la parole. Or l'image est vide, muette, si la parole ne lui donne sens. L'image d'un aïeul ne dit rien si personne n'est en mesure de le nommer, si elle n'entre pas dans un récit. La photographie n'est qu'un support de l'anamnèse, c'est par la parole — le récit, et aussi la prière —, que perdure en nous l'amour pour nos morts, cette flamme invisible sans laquelle nous ne savons plus aimer les vivants.

 

Élisabeth Bart-Mermin

 

 

 

 


mardi, 28 mai 2013

Le regard

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Photographie M.Chartier




Parcourir les anciens albums de photos me trouble profondément. Fermer vite les pages sur des yeux qui ne sont plus mais qui, pourtant, insistent, interpellent, quémandent, vous pénètrent jusqu'au fond de l'âme, comme si l'éternité était un peu de notre faute.

Se souvenir n'est pas suffisant. Moi qui gravite dans des activités que certains jugent passéistes, il y a longtemps que je l'ai compris. D'un regard à l'autre, il ne doit pas y avoir de cassure et c'est cela, au fond, qui nous gêne. Quand je te regarde, d'autres yeux te regardent. Quand un père ou une mère se retournent vers leurs enfants, d'autres yeux les voient dans une sorte de généalogie du regard.

Le regard est éternel: je suis au pied de cette montagne que mon grand-père ou mon père ont contemplée si souvent.

Devant l'objectif du photographe, on sait inconsciemment qu'il est figé pour toujours et que des vivants, beaucoup plus tard, vont le découvrir à leur tour, bien au delà de notre propre mort. Il est le même pour tout le monde à ce moment là, impassible et aigu.

Quand la mort nous prend, les yeux restent ouverts, ne voulant rien perdre d'ici-bas, en un ultime réflexe de défense. La mort pourrait-elle s'y tromper? Ce qu'elle ne sait peut-être pas, c'est que des yeux neufs vont prendre la relève: à jamais.


Bernard Lacroix, Les cahiers du musée n°4