Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

mardi, 10 juillet 2012

Armand Robin le Réfractaire, 2

Fils d'agriculteur, dernier de huit enfants, Armand Robin naît à Plouguernével ( Côtes d'Armor) en 1912. Jusqu'à son entrée à l'école il ne parle que le dialecte de son pays natal, le fissel.


J'ai commencé par le breton

Brume exquise où l'âme se mire d'une brume à l'autre

Et n'arrive jamais à se dévoiler.

Grand effort dans la brume!

écrit-il dans un poème intitulé Langues.

Passant de cette "brume exquise" au français, l'écolier breton deviendra ensuite un prodigieux polyglotte.Ce don des langues exceptionnel apparaît comme le signe le plus manifeste d'un destin singulier qui répond à une double vocation. Poète et traducteur des plus grands poètes russes ou arabes, Armand Robin trouvera son gagne-pain dans un métier rare et pour cause...! Un métier qu'il a inventé: l'écoute des radios internationales sur ondes courtes. De 1941 à sa mort, en 1961, il passe la majeure partie de son temps à écouter les radios du monde entier. Sous l'Occupation, il est employé à l'antenne parisienne des services d'écoutes radiophoniques du Ministère de l'Information et fournit en même temps, clandestinement, des doubles de relevés d'écoutes à différents services de la Résistance. Á la Libération, il s'installe à son compte et rédige régulièrement un bulletin ronéotypé intitulé "La situation internationale d'après les radios en langues étrangères" qu'il vend très cher à une trentaine d'abonnés, les grands de la finance, de la diplomatie, de la politique, de l'information. D'après ces bulletins, on dénombre des écoutes en quarante langues.

  Qu'on essaie de se représenter la vie de cet homme à l'écoute "de millions et de millions de paroles politiques diffusées chaque jour (1)" comme il l'écrit lui-même, et ce, dans toutes les langues, et l' on comprendra qu'il s'agit là d'une expérience psychique, intellectuelle, d'ordre métaphysique, absolument unique. D'autres se seraient noyés dans cet océan verbal, Armand Robin en rapportera deux ouvrages, Expertise de la fausse parole, un ensemble de chroniques publiées dans le journal Combat de septembre 1947 à mai 1948, période où se met en place la guerre froide entre l'URSS et l'Occident, et un essai majeur, La fausse parole (2), publié en 1953. C'est dire de quelle capacité de résistance était forgée l'âme de ce breton qui mérite le beau nom de Réfractaire, de préférence aux termes "rebelle" ou "anarchiste" si galvaudés de nos jours précisément par les propagandes publicitaire, commerciale ou politique: résistance mentale passive, non agissante et de ce fait, inébranlable, aux déferlantes de propagande qu'il affrontait chaque jour. Non seulement ce Réfractaire a su résister à la "magie noire" — ainsi qualifiait-il la propagande dont le but est de "coloniser des millions de conscience" (3) —, mais il en a tiré une pensée sur le langage très éclairante pour notre époque. Aujourd'hui, la radio n'est plus qu'un média parmi d'autres, la télévision et Internet ont pris le relais. Chacun de nous est désormais submergé par une masse d'informations qui donnent l'illusion de connaître la réalité alors que l'univers virtuel où nous sommes plongés n'en est que le simulacre, face auquel nous nous sentons impuissants. Les propagandes ont pris des formes plus sophistiquées que pendant la guerre froide, à coup de fakes, de vidéos et enregistrements hors contexte, de tout un assortiment de techniques manipulatrices, de sorte que nous croyons ce que nous entendons, voyons et lisons sur nos écrans, mais que savons-nous exactement? A fortiori, que savons-nous de ce qui est tu par les médias?

Dans Expertise de la fausse parole Armand Robin nous donne des outils pour résister, à commencer par cette définition et cette analyse de la propagande:

" [...] les faits ayant disparu au profit de la propagande, c'est la propagande qui devient le fait; on peut même dire que la propagande est le fait essentiel de notre époque. Cela compris, il s'ensuit que si on le dépasse, ce moyen de possession peut être possédé à son tour.

La propagande, bien envisagée, peut être définie comme la traduction en clair des désirs divers mais semblables qui mènent les collectivités humaines actuellement en présence et en conflit. Dans un monde essentiellement mû par la volonté de puissance ( et non pas seulement comme il est généralement admis par des intérêts économiques), la propagande devient le fait qui sans cesse trahit les forces cachées ou camouflées; l'étudier en tant que fait, c'est automatiquement se mettre en dehors d'elle et c'est expertiser la réalité du monde actuel." (4)

Que le monde soit mû par des intérêts économiques, n'est-ce pas précisément ce que veulent nous faire croire les propagandes actuelles alors qu'il est toujours mû, en réalité, par la volonté de puissance? Dans ses chroniques, Armand Robin démystifie les fausses divergences assénées par les propagandes soviétique et américaine au cours de la guerre froide. Selon lui, il n'y avait pas d'un côté, le capitalisme américain et de l'autre, le socialisme soviétique mais un capitalisme primaire face à un capitalisme d'état. Des deux côtés, la même volonté de puissance. Armand Robin n'est pas réfractaire à un régime socio-économique plutôt qu'à un autre, mais à cette volonté de puissance qui asservit les peuples et rejette les pauvres.

Autre outil nécessaire, l'analyse du fonctionnement de la propagande: " [...] l'un des secrets de l'entreprise stalinienne de domination mondiale consiste justement à paralyser l'adversaire en faisant de lui un "obsédé"; pour réussir, Staline concentre sur lui soit toutes les forces de foi aveugle, soit toutes les forces de haine aveugle" (5). Á nous de chercher et de prendre du recul par rapport à toutes les langues de bois ou publicitaires, que les médias propagent aujourd'hui de façon à nous obséder.

De même, la propagande crée des mythes, images qui falsifient la réalité. Expertise de la fausse parole en donne plusieurs exemples, notamment le mythe du "cadavre de Jan Masaryk". Fils du premier président de la République tchécoslovaque, ministre des Affaires étrangères, celui-ci trouve la mort en tombant d'une fenêtre de son ministère le 10 mars 1948, quelques heures avant la présentation du nouveau cabinet Gottwald devant le Parlement. La propagande soviétique diffusée par la radio de Prague construit alors sur le cadavre "une contre-vérité consciente et organisée" mise au point "avec une rigueur kafkéenne; le fils aimé et honoré de tout le peuple tchèque a été tué par les calomnies venues d'Occident" (6). La réalité, c'était tout le contraire: Jan Masaryk, adversaire de Gottwald, ne pouvait supporter le régime de ce nouveau président communiste.

Enfin, le pire qui nous achemine vers la pensée déployée dans La fausse parole, est la falsification du langage opérée par la propagande. Comme Armand Robin l'écrit dans son poème Le programme en quelques siècles:

"On supprimera le Sens du Mot

Au nom du Sens des mots,

Puis on supprimera les mots."

Cette falsification affecte tous les aspects de la langue, la grammaire, le vocabulaire... Les radios de Moscou et de Prague, en avril 1948, en offrent un exemple significatif. Il s'agissait pour elles, dans le cadre de l'entreprise stalinienne mondiale, de créer le mythe de "la France maléfique" et,  comme l'observe Armand Robin: " ces radios [...] se mirent à propager des textes, plus rares, plus brefs, où la France était présentée comme une entité maléfique autonome. Ceci se remarque jusque dans la forme grammaticale des phrases: longtemps on n'avait nommé que les États-Unis et l'Angleterre; on se mit à ajouter "et la France"; ce "et la France" est devenu de plus en plus fréquent. Toujours d'un point de vue grammatical, on pouvait noter que, parlant de l'Italie, les imprécations étaient situées dans le futur: " le peuple italien ne tolèrera pas que l'Italie devienne une colonie du dollar etc."; les mêmes malédictions appliquées à la France ont été, de plus en plus régulièrement, reléguées dans le passé:" Les réactionnaires français ont vendu la France au dollar etc" (7)

Ainsi, après avoir déconstruit la propagande dans ses chroniques,  Armand Robin, dans La fausse parole, ira jusqu'au bout de sa pensée sur la falsification du langage qui pervertit la réalité, crée un univers simulacre, source de désespoir parce que cette entreprise vise à "tuer l'âme en l'homme", comme l'écrit Juan Asensio. Pour Armand Robin, le Salut est dans la parole poétique: c'est l'autre versant de son œuvre, que j'évoquerai prochainement.


Lire le texte du critique Juan Asensio sur La fausse parole ICI.


Élisabeth Bart-Mermin


Notes:

(1) Armand Robin, Expertise de la fausse parole,( Éditions UBACS, 1990) p.128.

(2) Ce livre a été réédité en 1985 aux éditions Le Temps qu'il fait. Le nom de cette maison d'éditions vient du titre de l'unique roman d'Armand Robin, publié en 1942.

(3) Armand Robin, Expertise de la fausse parole, op. cit., p.127.

(4) Ibid.,p.18.

(5) Ibid., p.120.

(6) Ibid., p. 109.

(7) Ibid., p.125.




Les commentaires sont fermés.