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jeudi, 29 juin 2017

Bernard Lacroix en son musée

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Reconstitution d'un chalet d'alpage, collection Bernard Lacroix, ancien musée de Fessy ( photographie de Patrick Smith)

Vaisselier en sapin, sculpté de rosaces et entaillé de chevrons. Découpes chantournées autour de l'espace pour les grands récipients. À droite, évier en bois sous un égouttoir à côté de la boîte à sel. Table à tiroir garde-manger orné d'une rosace. 

 

 

 

Remise en Une d'un article publié sur ce blog le 2 août 2012.

 

 

 

 

 

 

"Ici tout est amour, mesure, modestie".

 

Bernard Lacroix en son musée.

 

 

 

Comme nous l'apprenons sur son site, le Conseil Général de la Haute-Savoie a fait l'acquisition du musée Arts et Traditions Populaires de Fessy en 2001. Jean-Michel Lacroix rappelait récemment sur ce blog que Bernard Lacroix a fait don de sa prestigieuse collection à la condition qu'elle reste sur les lieux et ne soit jamais divisée, sauf ponctuellement, à l'occasion de prêts pour des expositions temporaires. Déplacée ou divisée, elle perdrait toute sa signification. On comprend pourquoi en lisant cette déclaration de Bernard Lacroix:

" J'ai œuvré ni en esthète, ni en philanthrope, ni en historien, ni en collectionneur, mais plutôt en artiste, et fort égoïstement je l'avoue, pour mon seul plaisir, le plaisir sécurisant de remonter à ma source, mes racines, mes origines... En 1960, dépassé par l'ampleur de ce que j'avais amassé, j'ai résolu à contrecœur d'ouvrir ma collection au public. Ma consolation est de voir défiler en ce lieu des milliers d'enfants. Puissent-ils comprendre un jour que le progrès sans discernement n'apporte rien à la richesse de l'âme, et encore moins à la qualité de la vie. Ici, tout est amour, mesure, modestie... Faute de pouvoir les acheter, le paysan fabriquait lui-même ses meubles, ses outils, ses machines, y apportant ses trouvailles personnelles : la pauvreté rend ingénieux."

Ces quelques phrases condensent l'évolution de toute une vie. L'enfant de onze ans, qui récupérait les outils abandonnés chez sa grand-mère, aurait-il eu l'intuition qu'une civilisation millénaire, née au néolithique, était en voie de disparition? Qu'il fallait en préserver les traces non seulement pour savoir d'où nous venons, mais aussi pour sauver un peu de la beauté disparue? Ce que l'adulte, aujourd'hui, considère comme "un plaisir égoïste" répond, en fait, à une vocation singulière : remonter à la source, aux racines pour ne pas les perdre tout à fait. Ainsi inaugurée, l'ensemble de l'œuvre de Bernard Lacroix s'élabore avec une parfaite cohérence : la poésie, les dessins, comme la collection, témoignent de cette quête des origines, quête de la beauté  née de "l'amour, de la mesure, de la modestie". 

Si le jeune homme de vingt-sept ans, en 1960, "dépassé par l'ampleur de ce qu'[il] avait amassé" se résout à contrecœur à livrer sa collection au public, c'est qu'il ignore encore où le conduira sa démarche dont il découvre plus tard la signification profonde : transmettre le souvenir du monde disparu aux générations futures. C'est pourquoi les enfants sont reçus au musée comme des visiteurs privilégiés.  Impardonnable Bernard Lacroix! Notre société pardonne difficilement (voire pas du tout) à celui qui ne se prosterne pas devant son Dieu, la seule transcendance reconnue: le Progrès. Bernard n'écrit pas ce mot avec une majuscule car ledit "progrès" est d'ordre purement matériel, progrès des techno-sciences dont il ne nie pas les effets positifs mais qui  " sans discernement, n'apporte rien à la richesse de l'âme et encore moins à la qualité de la vie", souligne-t-il, avec un art consommé de la litote ironique. Sans la danse des statistiques − si l'on cessait de mesurer ce "progrès" avec des chiffres −, on s'apercevrait bien vite que ce que nous avons gagné sur le plan matériel ( la sacro-sainte élévation du niveau de vie, l'augmentation de la longévité, la diminution de l'effort physique) est proportionnel à ce que nous avons perdu en qualité de vie ( le silence, l'eau et l'air purs, pour ne citer que ces exemples). Quant à la richesse de l'âme, qu'en dire à notre époque où le mot "âme" n'a plus de sens pour la majorité de nos contemporains?  

 

Silencieux et immobiles, les quelques 19000 objets du musée de Fessy vivent une autre vie qui n'est plus utilitaire comme jadis et néanmoins, irremplaçable. Plus jamais on n'entendra l'enclume du forgeron, plus jamais ne tournera la roue du rouet de la fileuse, plus jamais on ne verra la charrette monter à l'alpage, et pourtant, ils nous parlent.

Ils nous parlent d'une autre qualité de vie dont il faut nous souvenir, non pour "revenir aux chandelles" ( grande terreur des dévots du Progrès), mais pour nous en inspirer. L'artisanat de ce monde rural répondait à de réels besoins, non aux besoins factices suscités par la publicité. Comme dans presque toutes les civilisations du monde, la forge était l'artisanat fondamental dont dépendaient la plupart des autres : sans elle, pas d'outils agricoles, pas de menuiserie ni d'ébénisterie. Tous les artisanats sont représentés au musée de Fessy, qui couvrent tous les besoins de l'homme, et Bernard Lacroix a raison de rappeler que "la pauvreté rend ingénieux", pauvreté par rapport à la quantité d'objets qui nous entourent aujourd'hui mais pauvreté toute relative. Quels jeunes parents actuels ne rêveraient pas de ce lit à baldaquin monté sur pivot, et de ce berceau suspendu muni d'une corde reliée au lit afin qu'ils puissent bercer l'enfant sans avoir à se lever? Nos aïeux n'avaient pas l'eau courante mais ils se lavaient : cette baignoire construite à la façon d'un tonneau n'est-elle pas plus belle qu'un jacuzzi? Ils savaient vivre. La variété des ustensiles de cuisine ( ils utilisaient le coupe-pain et le grille-pain, figurez-vous!) laisse deviner qu'ils s'adonnaient, non sans raffinement, aux plaisirs de la table et aux joies de la convivialité.

On ne peut que s'émerveiller de cette ingéniosité mais plus encore, du souci omniprésent de satisfaire aussi les "besoins de l'âme" comme dirait Simone Weil. Tous ces objets témoignent de la richesse de l'âme de nos aïeux. Alors qu'aujourd'hui le matérialisme rationnel impose comme valeurs l'efficacité pratique, le confort ( ce comfort qu'exécrait Arthur Rimbaud), l'esthétique froide des designers, les artisans et paysans de l'ancien monde, privés des multiples divertissements qui nous sollicitent sans répit, occupaient leur temps libre des tâches quotidiennes à la fabrication de ces objets. Ceux-ci sont empreints de leur vie intérieure : légendes, rêveries, ferveur religieuse. Comment expliquer leur souci constant de la beauté, laquelle n'apporte rien sur le plan matériel de l'efficacité et du confort, sinon par l'amour de la gratuité qui témoigne de la richesse de leur âme? En d'autres termes, par leur attachement à l'utilité de l'inutile?

De l'objet le plus noble comme le coffre gravé d'oiseaux et d'étoiles, aux ustensiles les plus triviaux tels le pèse-lait orné d'une lyre, la boîte à sel embellie de rosaces, dents de loup et motifs floraux, et même le collier sculpté auquel on attachait les clarines en bronze ou fer forgé, tout un art populaire se dévoile à nos yeux las de la laideur contemporaine.

 

"On supprimera le Sublime

Au nom de l'Art,

Puis on supprimera l'art."

écrivait Armand Robin.

Sans doute à leur insu, les paysans chablaisiens tendaient vers le sublime (au sens étymologique du terme, du latin sublimis, ce qui est au-dessus des limites, élevé, haut) qui devait leur paraître naturel quand ils levaient les yeux sur les sommets de leurs montagnes. Aux antipodes du monde contemporain qui rabaisse et nivelle tout au nom d'une prétendue égalité, leurs ouvrages se rattachent à l'art populaire au sens le plus élevé du terme, un art qui relève d'une "aristocratie pour tous" comme l'entendait Simone Weil qui a longuement médité sur la spiritualité du travail dans L'Enracinement, à propos de laquelle Jean-Paul Larthomas écrit qu' elle " pense toujours le populaire en articulation avec le poétique qui le transforme et l'accomplit en l'universalisant. Position aristocratique sans doute, mais il s'agit de cette aristocratie pour tous qui est l'âme secrète de l'idéal républicain" (1).

Aristocratique : est-il un autre mot pour qualifier ce tour à bois entièrement marqueté, chef d'œuvre d'un compagnon menuisier?

Cette spiritualité transfigure l'objet le plus humble, se loge là où personne n'irait la chercher aujourd'hui. Fallait-il que l'âme de nos aïeux soit habitée, que chacune de leurs occupations, chacun de leurs gestes baignent dans un climat spirituel dont nous n'avons plus idée pour qu'un sabotier sculpte son banc paroir de manière à figurer l'esprit du mal, tête de sanglier d'un côté, tête de lion de l'autre !

Cet art populaire chablaisien visible au musée de Fessy atteint l'universalité, rejoint toutes les formes d'art populaire à travers le monde, par delà les différences culturelles. C'est cela que Bernard Lacroix veut transmettre aux générations futures pour qu'elles comprennent qu'un iPad est une bien pauvre richesse quand l'âme ne respire plus.

 

Élisabeth Bart-Mermin

 

Notes:

(1)Jean-Paul Larthomas, Le populaire comme source et authenticité in Simone Weil et le poétique ( Éditions Kimé, 2007), p.110. Simone Weil ( 1909-1943), L'Enracinement  in Œuvres,( Éditions Gallimard, coll. Quarto, 2008)