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mardi, 12 novembre 2019

Nous étions au Salon du livre de Ripaille, Thonon-les-Bains

 

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Le château de Ripaille

 

 

 

 

Monument emblématique du Chablais, le château de Ripaille qui fut pendant plusieurs siècles la propriété des Ducs de Savoie, est à ce jour géré par une fondation, partenaire de la famille Engel-Necker toujours propriétaire des lieux. Située à Thonon-le-bains, cette magnifique propriété comprend, outre le château, une belle forêt domaniale doté d'un arboretum et d'un vignoble de 22 hectares. La Fondation accueille à Ripaille des manifestations privées et y organise des manifestations culturelles.

Le salon autour du livre savoyard revient à Ripaille tous les deux ans, et c'est dans ce cadre que nous avons présenté, les 2 et 3 novembre 2019, le recueil de la Poésie de Bernard Lacroix, "Aux lisières du temps".

Ce fut un vrai bonheur de s'installer dans une des salles très élégantes du château. Un cadre dont Bernard Lacroix aurait sans doute été heureux et fier. Nous étions très bien entourés par des sociétés savantes, dont La Salévienne qui connaissait très bien la famille Lacroix et vendait même le livre de sa soeur, Marie-Christine Lacroix.

Nous avons eu cette particularité d'être les seuls à ne présenter qu'un seul livre. Grâce à l'affiche présentée sur un chevalet de table, le livre était mis en valeur et nous a permis d'attirer l'attention de nombreuses personnes ayant connu notre poète. Nous avons ainsi recueilli à son sujet de nombreux témoignages et souvenirs, souvent très bouleversants.Force est de reconnaître que la plupart de nos visiteurs évoquaient l'homme, le grand artiste, sa belle personnalité, le peintre et bien sûr ce collectionneur de génie qui a certainement réuni une des plus belles collections d'objets de la vie quotidienne, mais que peu d'entre eux  connaissaient le poète, hormis cette institutrice retraitée qui faisait apprendre à ses élèves de CM1-CM2 nombre de ses poèmes.

 

D'où l'urgence de ce recueil, "Aux lisières du temps" et l'urgence de le faire connaître.

 

Marie-Paule Dimet-Mermin

 

 

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samedi, 17 mars 2018

L'eau éternelle

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Remise en Une d'une note publiée sur ce blog en 2012.

 

 

 

 

"Les paysans autrefois étaient des artistes."

 L'instituteur (Fabrice Luchini) dans L'arbre, le maire, la médiathèque ou les sept hasards d'Éric Rohmer.

 

*

 

 

" On comprendra aisément, je pense, qu'à l'aube du troisième millénaire, remettre en activité un modeste abreuvoir de village, représente un inestimable symbole. Face à la pernicieuse “normalisation” entreprise par l'administration française, suivie désormais par la non moins pernicieuse normalisation européenne, cette eau sauvage invitée à resurgir par une poignée de poètes, vient à son heure témoigner du fait que tout n'est pas irrémédiablement perdu, que l'on peut encore trouver des gens qui n'en ont rien à foutre des décisions inhumaines prises par des “décideurs” sans cœur et sans scrupules. Rien que le fait qu'elle titille certains pisse-froid en leur crachant à l'occasion au visage, nous met en joie."

 

Bernard Lacroix, Le Bassin, Cahiers du Musée.

 

*

 

Il faut voir ou revoir, vingt ans après sa sortie en 1993, le délicieux film d'Éric Rohmer, L'arbre, le maire, la médiathèque ou les sept hasards, et lire en même temps Le Bassin de Bernard Lacroix, bref récit publié à la même époque dans Les cahiers du musée. Même profondeur sous l'ironie aussi légère que l'eau d'Évian. On me dira qu'il n'y a aucun rapport entre les deux, que le texte de Bernard Lacroix n'est pas une fiction alors que le film en est une, que le seul point commun entre ces deux œuvres, c'est qu'elles se situent à la même époque, les années 90, dans un village de la France dite "profonde" ( le plus bel éloge, soit dit en passant, que les citadins branchés puissent adresser à un monde qu'ils ignorent). Et pourtant...

Le film met en scène le maire socialiste d'un village vendéen (Pascal Gregorry), grand propriétaire terrien animé de ces bonnes intentions dont l'enfer est pavé, qui veut agir pour le bonheur de ses concitoyens c'est-à-dire, selon ses analyses longuement développées, agir contre la désertification des campagnes. Comment? Pardi, en transférant la ville à la campagne grâce aux nouvelles technologies ( dont l'informatique qui permettra à chacun de travailler chez soi) et aussi en transférant les loisirs de la ville au village pour attirer les citadins. Pour ce faire, notre châtelain socialiste bien intentionné obtient du Ministère de la Culture les subventions nécessaires à la réalisation d'un projet grandiose : la construction d'un centre sportif et culturel baptisé "médiathèque", comportant bibliothèque, discothèque, théâtre de verdure, piscine, et bien évidemment un immense parking en béton, le tout sur un site classé du village où trône un majestueux saule blanc centenaire. Ce projet échouera grâce à sept "hasards", en réalité sept impondérables, et ce n'est pas par hasard, justement, que le film commence par une leçon de grammaire donnée par l'instituteur (Fabrice Luchini) aux enfants du village, sur les subordonnées de condition qu'on nomme "hasard" quand les conditions relèvent de l'impondérable, voire de l'inexplicable, ce n'est pas par hasard que le film est structuré en sept chapitres qui correspondent aux sept hasards, que Rohmer a choisi le sept, chiffre sacré du christianisme, que l'on entend, au cours du film, une émission sur France-Culture consacrée à l'impondérable.

  Á l'inverse, Le Bassin de Bernard Lacroix relate un projet abouti, réussi dans la réalité, projet aussi modeste que celui du maire est grandiose : la remise en eau d'un abreuvoir dans un village savoyard. Le personnage le plus comique du film de Rohmer, l'écrivaine Béatrice Beaurivage, parisienne jusqu'au bout de ses ongles laqués ( Arielle Dombasle, qui joue son propre personnage à peine caricaturé) serait probablement aussi ébaubie par cette petite histoire d'eau qu'elle l'est par les vaches, les salades qu'elle n'avait jamais vues en terre, le glouglou des dindons. C'est précisément dans cette opposition de l'échec et de la réussite que les points de vue du cinéaste et du poète se rejoignent. Le film s'achève par une joyeuse fête villageoise comme si tous, même le maire, se réjouissaient de l'échec d'un projet dont la réalisation aurait détruit ce que le village a de plus précieux : la beauté, gratuite, d'un site. Dans le récit de Bernard Lacroix, le projet, réalisé, redonne vie à un lieu de sorte qu'il retrouve sa raison d'être et, par là même, sa beauté. Dans les deux situations, il s'agit de préserver ou de ressusciter cette poésie nécessaire à chacun dans sa vie quotidienne : beauté gratuite d'un champ, d'un saule, d'un village, beauté gratuite de l'eau sauvage, à portée de main et de lèvres.

Les deux points de vue se rejoignent aussi dans leur vision du monde, leur regard ironique sur notre société. Ce sont deux points de vue prémonitoires mais la prémonition est teintée de pessimisme chez Rohmer alors que Bernard Lacroix garde une foi inébranlable en la capacité de résistance d'une poignée d'hommes libres, capacité qui peut entraver la fatalité condensée dans le lieu commun on n'arrête pas le progrès.

L'arbre, le maire, la médiathèque montre la décomposition idéologique à l'œuvre, dans notre société, dès les années 90. Comme dans tous ses films, les personnages de Rohmer parlent beaucoup. Les mots, les idées tournent dans une valse vertigineuse où les valeurs éthiques et politiques sont interchangeables, d'un camp à l'autre. On attend de la très parisienne écrivaine, anti-écologiste, qu'elle défende le projet de la médiathèque et c'est elle qui critique son utilitarisme, dénonce la perte de la beauté et de la gratuité. On attend d'un maire socialiste, qui se veut enraciné dans son terroir, qu'il défende le monde agricole et il est persuadé que l'agriculture est foutue. On attend d'un instituteur écologiste qu'il défende un site au nom de la préservation de la flore et il le défend au nom de sa beauté, œuvre de "paysans artistes". Cette décomposition idéologique, qui fait vaciller les points de repère et les certitudes du spectateur, apparaît comme le symptôme d'un mal plus profond, le fait que le citoyen soit dépossédé de son destin. Quand une journaliste parisienne vient interviewer les agriculteurs du village, tous déplorent l'évolution de l'agriculture intensive qui les condamne à disparaître, ils ne veulent pas du monde qui s'annonce, et pourtant, ils se résignent, dépassés, impuissants. Éric Rohmer semble davantage se fier à une mystérieuse Providence qui décide des hasards, ou à l'interstice de possible laissé par l'impondérable qu'à la détermination des hommes. Deux décennies après la sortie du film, l'état du monde actuel semble justifier cette prémonition pessimiste.

    Il n'en est pas de même dans Le Bassin. Avec une réjouissante insolence Bernard Lacroix brocarde " la pernicieuse normalisation entreprise par l'administration française, suivie désormais par la non moins pernicieuse normalisation européenne". Normaliser, c'est "mettre aux normes", normes imposées par des instances lointaines, abstraites, qui camouflent des intérêts économiques sous le masque de la sécurité sanitaire. Normaliser, c'est nous faire croire que nous ne devons plus boire l'eau sauvage telle que Dieu nous l'a donnée : "Il y a les microbes officiels, les microbes répertoriés, les microbes d'État, ceux qui n'effraient personne parce qu'ils sont remboursés par la Sécurité Sociale et puis il y a les autres, ces pauvres petits microbes naturels, ceux qui ont toujours existé mais à qui on donne des noms terrifiants pour mieux faire comprendre qu'une eau qui ne passe pas par le compteur engendre des maux apocalyptiques".Mais quelques uns ne se laissent pas impressionner par ces noms terrifiants, ils ont même de l'affection pour ces pauvres petits microbes qui n'ont jamais fait de mal à une mouche ni à une vache, ils ont bu cette eau sauvage dans leur enfance et ils sont toujours là, ils ont compris qu'en réalité, " la différence qu'il y a entre une eau potable et une eau non potable, c'est que l'une se paie et l'autre pas". C'est ainsi qu"une "poignée de poètes" qui ne croient pas aux "normes" obtient le retour de l'eau sauvage dans le bassin du village qui reprend vie, même si les vaches, définitivement et désespérément "normalisées", ne le fréquentent plus.

Ce récit plein d'humour s'apparente à une parabole dont on peut tirer une leçon d'espérance.

Dans la vision du monde de Bernard Lacroix, les hommes sont responsables — ou devraient pouvoir l'être —, de leurs lieu et conditions de vie, comme l'étaient autrefois les familles qui veillaient à la propreté et à l'entretien du bassin. Il suffit que quelques uns "n'aient rien à foutre des décisions inhumaines prises par des décideurs sans cœur et sans scrupules", qu'ils refusent de plier face à ces décideurs anonymes, pour qu'ils reprennent en main leurs conditions de vie à travers une action concrète, fût-elle aussi modeste que la remise en eau d'un bassin, d'où la portée symbolique de cette action soulignée par l'auteur.De tels hommes sont ou seront des poètes, ceux qui préfèrent l'eau sauvage à l'eau aseptisée, l'eau vivante et belle avec ses hauts et ses bas, et, "au gré des pluies saisonnières, ses éjaculations intempestives et bruyantes". Bernard Lacroix la personnifie, cette eau capricieuse, cette gamine effrontée qui crache au visage des pisse-froid calculateurs et cyniques.

  Car l'eau est un symbole, ce que le poète n'oublie pas. "Si Dieu est éternel, il semblerait que l'eau le soit aussi, du moins ici-bas. N'est-elle pas à l'origine de toutes vies?" écrit -il. L'eau ne cesse de naître, elle était là avant nous et elle sera là après nous dans les siècles des siècles, c'est pourquoi elle est un symbole chrétien de la vie éternelle.

Saluons la avec Bernard Lacroix, en parodiant respectueusement les paroles que le prêtre prononçait avant de gravir les marches de l'autel:

 

Ad Deum qui laetificat juventutem meam!

Á l'eau éternelle qui réjouit notre jeunesse!

 

Élisabeth Bart-Mermin

 

 

 


 

 

 


 

 


 

 

 

 

 

jeudi, 29 juin 2017

Bernard Lacroix en son musée

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Reconstitution d'un chalet d'alpage, collection Bernard Lacroix, ancien musée de Fessy ( photographie de Patrick Smith)

Vaisselier en sapin, sculpté de rosaces et entaillé de chevrons. Découpes chantournées autour de l'espace pour les grands récipients. À droite, évier en bois sous un égouttoir à côté de la boîte à sel. Table à tiroir garde-manger orné d'une rosace. 

 

 

 

Remise en Une d'un article publié sur ce blog le 2 août 2012.

 

 

 

 

 

 

"Ici tout est amour, mesure, modestie".

 

Bernard Lacroix en son musée.

 

 

 

Comme nous l'apprenons sur son site, le Conseil Général de la Haute-Savoie a fait l'acquisition du musée Arts et Traditions Populaires de Fessy en 2001. Jean-Michel Lacroix rappelait récemment sur ce blog que Bernard Lacroix a fait don de sa prestigieuse collection à la condition qu'elle reste sur les lieux et ne soit jamais divisée, sauf ponctuellement, à l'occasion de prêts pour des expositions temporaires. Déplacée ou divisée, elle perdrait toute sa signification. On comprend pourquoi en lisant cette déclaration de Bernard Lacroix:

" J'ai œuvré ni en esthète, ni en philanthrope, ni en historien, ni en collectionneur, mais plutôt en artiste, et fort égoïstement je l'avoue, pour mon seul plaisir, le plaisir sécurisant de remonter à ma source, mes racines, mes origines... En 1960, dépassé par l'ampleur de ce que j'avais amassé, j'ai résolu à contrecœur d'ouvrir ma collection au public. Ma consolation est de voir défiler en ce lieu des milliers d'enfants. Puissent-ils comprendre un jour que le progrès sans discernement n'apporte rien à la richesse de l'âme, et encore moins à la qualité de la vie. Ici, tout est amour, mesure, modestie... Faute de pouvoir les acheter, le paysan fabriquait lui-même ses meubles, ses outils, ses machines, y apportant ses trouvailles personnelles : la pauvreté rend ingénieux."

Ces quelques phrases condensent l'évolution de toute une vie. L'enfant de onze ans, qui récupérait les outils abandonnés chez sa grand-mère, aurait-il eu l'intuition qu'une civilisation millénaire, née au néolithique, était en voie de disparition? Qu'il fallait en préserver les traces non seulement pour savoir d'où nous venons, mais aussi pour sauver un peu de la beauté disparue? Ce que l'adulte, aujourd'hui, considère comme "un plaisir égoïste" répond, en fait, à une vocation singulière : remonter à la source, aux racines pour ne pas les perdre tout à fait. Ainsi inaugurée, l'ensemble de l'œuvre de Bernard Lacroix s'élabore avec une parfaite cohérence : la poésie, les dessins, comme la collection, témoignent de cette quête des origines, quête de la beauté  née de "l'amour, de la mesure, de la modestie". 

Si le jeune homme de vingt-sept ans, en 1960, "dépassé par l'ampleur de ce qu'[il] avait amassé" se résout à contrecœur à livrer sa collection au public, c'est qu'il ignore encore où le conduira sa démarche dont il découvre plus tard la signification profonde : transmettre le souvenir du monde disparu aux générations futures. C'est pourquoi les enfants sont reçus au musée comme des visiteurs privilégiés.  Impardonnable Bernard Lacroix! Notre société pardonne difficilement (voire pas du tout) à celui qui ne se prosterne pas devant son Dieu, la seule transcendance reconnue: le Progrès. Bernard n'écrit pas ce mot avec une majuscule car ledit "progrès" est d'ordre purement matériel, progrès des techno-sciences dont il ne nie pas les effets positifs mais qui  " sans discernement, n'apporte rien à la richesse de l'âme et encore moins à la qualité de la vie", souligne-t-il, avec un art consommé de la litote ironique. Sans la danse des statistiques − si l'on cessait de mesurer ce "progrès" avec des chiffres −, on s'apercevrait bien vite que ce que nous avons gagné sur le plan matériel ( la sacro-sainte élévation du niveau de vie, l'augmentation de la longévité, la diminution de l'effort physique) est proportionnel à ce que nous avons perdu en qualité de vie ( le silence, l'eau et l'air purs, pour ne citer que ces exemples). Quant à la richesse de l'âme, qu'en dire à notre époque où le mot "âme" n'a plus de sens pour la majorité de nos contemporains?  

 

Silencieux et immobiles, les quelques 19000 objets du musée de Fessy vivent une autre vie qui n'est plus utilitaire comme jadis et néanmoins, irremplaçable. Plus jamais on n'entendra l'enclume du forgeron, plus jamais ne tournera la roue du rouet de la fileuse, plus jamais on ne verra la charrette monter à l'alpage, et pourtant, ils nous parlent.

Ils nous parlent d'une autre qualité de vie dont il faut nous souvenir, non pour "revenir aux chandelles" ( grande terreur des dévots du Progrès), mais pour nous en inspirer. L'artisanat de ce monde rural répondait à de réels besoins, non aux besoins factices suscités par la publicité. Comme dans presque toutes les civilisations du monde, la forge était l'artisanat fondamental dont dépendaient la plupart des autres : sans elle, pas d'outils agricoles, pas de menuiserie ni d'ébénisterie. Tous les artisanats sont représentés au musée de Fessy, qui couvrent tous les besoins de l'homme, et Bernard Lacroix a raison de rappeler que "la pauvreté rend ingénieux", pauvreté par rapport à la quantité d'objets qui nous entourent aujourd'hui mais pauvreté toute relative. Quels jeunes parents actuels ne rêveraient pas de ce lit à baldaquin monté sur pivot, et de ce berceau suspendu muni d'une corde reliée au lit afin qu'ils puissent bercer l'enfant sans avoir à se lever? Nos aïeux n'avaient pas l'eau courante mais ils se lavaient : cette baignoire construite à la façon d'un tonneau n'est-elle pas plus belle qu'un jacuzzi? Ils savaient vivre. La variété des ustensiles de cuisine ( ils utilisaient le coupe-pain et le grille-pain, figurez-vous!) laisse deviner qu'ils s'adonnaient, non sans raffinement, aux plaisirs de la table et aux joies de la convivialité.

On ne peut que s'émerveiller de cette ingéniosité mais plus encore, du souci omniprésent de satisfaire aussi les "besoins de l'âme" comme dirait Simone Weil. Tous ces objets témoignent de la richesse de l'âme de nos aïeux. Alors qu'aujourd'hui le matérialisme rationnel impose comme valeurs l'efficacité pratique, le confort ( ce comfort qu'exécrait Arthur Rimbaud), l'esthétique froide des designers, les artisans et paysans de l'ancien monde, privés des multiples divertissements qui nous sollicitent sans répit, occupaient leur temps libre des tâches quotidiennes à la fabrication de ces objets. Ceux-ci sont empreints de leur vie intérieure : légendes, rêveries, ferveur religieuse. Comment expliquer leur souci constant de la beauté, laquelle n'apporte rien sur le plan matériel de l'efficacité et du confort, sinon par l'amour de la gratuité qui témoigne de la richesse de leur âme? En d'autres termes, par leur attachement à l'utilité de l'inutile?

De l'objet le plus noble comme le coffre gravé d'oiseaux et d'étoiles, aux ustensiles les plus triviaux tels le pèse-lait orné d'une lyre, la boîte à sel embellie de rosaces, dents de loup et motifs floraux, et même le collier sculpté auquel on attachait les clarines en bronze ou fer forgé, tout un art populaire se dévoile à nos yeux las de la laideur contemporaine.

 

"On supprimera le Sublime

Au nom de l'Art,

Puis on supprimera l'art."

écrivait Armand Robin.

Sans doute à leur insu, les paysans chablaisiens tendaient vers le sublime (au sens étymologique du terme, du latin sublimis, ce qui est au-dessus des limites, élevé, haut) qui devait leur paraître naturel quand ils levaient les yeux sur les sommets de leurs montagnes. Aux antipodes du monde contemporain qui rabaisse et nivelle tout au nom d'une prétendue égalité, leurs ouvrages se rattachent à l'art populaire au sens le plus élevé du terme, un art qui relève d'une "aristocratie pour tous" comme l'entendait Simone Weil qui a longuement médité sur la spiritualité du travail dans L'Enracinement, à propos de laquelle Jean-Paul Larthomas écrit qu' elle " pense toujours le populaire en articulation avec le poétique qui le transforme et l'accomplit en l'universalisant. Position aristocratique sans doute, mais il s'agit de cette aristocratie pour tous qui est l'âme secrète de l'idéal républicain" (1).

Aristocratique : est-il un autre mot pour qualifier ce tour à bois entièrement marqueté, chef d'œuvre d'un compagnon menuisier?

Cette spiritualité transfigure l'objet le plus humble, se loge là où personne n'irait la chercher aujourd'hui. Fallait-il que l'âme de nos aïeux soit habitée, que chacune de leurs occupations, chacun de leurs gestes baignent dans un climat spirituel dont nous n'avons plus idée pour qu'un sabotier sculpte son banc paroir de manière à figurer l'esprit du mal, tête de sanglier d'un côté, tête de lion de l'autre !

Cet art populaire chablaisien visible au musée de Fessy atteint l'universalité, rejoint toutes les formes d'art populaire à travers le monde, par delà les différences culturelles. C'est cela que Bernard Lacroix veut transmettre aux générations futures pour qu'elles comprennent qu'un iPad est une bien pauvre richesse quand l'âme ne respire plus.

 

Élisabeth Bart-Mermin

 

Notes:

(1)Jean-Paul Larthomas, Le populaire comme source et authenticité in Simone Weil et le poétique ( Éditions Kimé, 2007), p.110. Simone Weil ( 1909-1943), L'Enracinement  in Œuvres,( Éditions Gallimard, coll. Quarto, 2008)

      

lundi, 19 décembre 2016

Paysages, bêtes et gens du Chablais d'en haut, d'en bas et au-delà, de Bernard et Jean-Michel Lacroix

 

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Aorès une longue interruption, remise en une d'une note publiée sur ce blog en juin 2012, consacrée à un recueil de croquis de Bernard Lacroix légendés par Jean-Michel.

 

 

*

 

 

" Il fut un temps où le poète était là pour nommer les choses: comme pour la première fois, nous disait-on lorsque nous étions enfants, comme au jour de la Création. Aujourd'hui, il ne semble là que pour prendre congé d'elles, pour les rappeler aux hommes, avec tendresse et affliction, avant qu'elles ne s'éteignent. Pour écrire leurs noms sur l'eau: et peut-être sur cette forte houle qui les aura bientôt englouties."

Cristina Campo, Les Impardonnables¹

 

 

 

Il est des parentés invisibles entre des poètes qui ne se sont pas connus. J'entends par "poète" le serviteur du Verbe, l'amant de la Beauté et de la Vérité.Bernard Lacroix est de ceux-là, que Cristina Campo (1923-1977), immense poétesse italienne, nommait Les Impardonnables, ces poètes d'aujourd'hui qui ne se résignent pas à la perte de la beauté des êtres et des choses dans notre monde entièrement soumis aux chiffres, aux calculs. Artiste, poète, collectionneur, Bernard, comme Cristina, n'aura cessé de rappeler les choses aux hommes, avec tendresse, affliction et humour, ou de les dessiner "sur l'eau" dans un recueil intitulé Croquis Minute, avec la complicité de son neveu et filleul Jean-Michel Lacroix, qui les interprète en quelques phrases lapidaires comme il sied à un poète tailleur de pierres.

Ces croquis pris sur le vif de l'instant ou de la mémoire enchantent parce qu'ils nous disent quelque chose de ce que fut l'âme chablaisienne, inscrite dans les Paysages, bêtes et gens du Chablais d'en haut, d'en bas et au-delà². Cette âme est-elle encore vivante, à l'heure de la mondialisation? Nous n'en savons rien même si nous reconnaissons dans ces croquis des choses éternelles ou d'autres qui perdurent: nos montagnes et nos vallées, nos toits de lauzes, nos bêtes familières, les voiles sur le lac... Ce ne sont pas les croquis d'un ethnologue mais ceux d'un artiste qui regarde avec ses oreilles, écoute avec ses yeux, restitue d'un trait rapide l'émotion suscitée par la danse des mouettes dans le ciel, chorégraphie légère, musicale, au-dessus de la maison du pêcheur, toujours là, à Nernier. En voix off, Jean-Michel suggère avec humour la scène qui n'est pas montrée ( dans le monde des poètes, les bêtes parlent) :" Voilà la barque qui revient/ Chargée de surprises et de friandises/ On lui laissera la féra". Éternelles, aussi, les abeilles, bien qu'elles soient menacées par les fléaux de la modernité, comme le sait notre tailleur de pierres apiculteur. Dans un croquis très stylisé, les "avouilles" sont jetées sur la page blanche telles une multitude de hiéroglyphes vivants, leurs antennes tournées vers "l'apier³" noir et rond comme l'entrée d'un four à pain. On croit entendre leur bourdonnement, venu de si loin, du fond des âges. Les abeilles ont-elles une âme, ou du moins une prescience, elles qui ont traversé l'âge glaciaire puis les siècles des siècles jusqu'à nous? Alice Burgniard le croyait, selon une anecdote que m'a rapportée Jean-Michel: la veille de la déclaration de la seconde guerre mondiale, ses abeilles avaient tracé dans les rayons de cire les contours d'avions de guerre.

En fait, paysages et bêtes occupent une plus grande place que les gens, dans ce recueil, mais on devine, à travers le regard de Bernard, la familiarité, la complicité qui les liait. Ils sont tous là, vaches, chevaux de trait, mulets, basse-cour, chèvres, moutons, chiens, chats et j'en oublie, croqués dans l'infinie richesse de leurs attitudes avec tendresse et une drôlerie soulignée par les commentaires, parfois en patois. Voici le coq jetant un œil tyrannique sur ses deux poules aux plumes effarouchées, avec un commentaire de Bernard qui claque comme la chute d'une fable de La Fontaine: " Oh celui-là avec sa grande queue, toutes les poules se couchent à ses pieds". Les revoilà "su l'jó" , le coq hautain, les poules rondes, l'une fermant déjà un œil, et l'humour de Jean-Michel évoque, mine de rien, la rude vie des paysans chablaisiens et des paysannes qui s'occupaient du poulailler:

" A la fin du jour

On est nombreux

A la campagne

A aller se coucher

Quand les poules

Monsieur!

Tozeu s'cassa l'cu pé lous âtres!!

Toujours s'casser l'cul pour les autres

( Dire en imitant le chant de la poule qui a fait l'œuf)"

Il semble que le chien soit l'animal préféré de Bernard. Deux pages lui sont consacrées, avec ces simples mots: " mon amour t'attend", et le recueil se clôt sur ce fidèle compagnon, vu de dos, la queue frétillant d'aise. Je dois avouer que pour ma part, ce sont trois croquis de cochons qui m'ont le plus émue, parce qu'ils m'ont rappelé mon père, vétérinaire, qui les a soignés toute sa vie, les aimait et disait d'eux exactement ce qu'a écrit Jean-Michel:

" Je suis le plus propre de tous

Et aussi le plus prospère

Je suis intelligent

Je peux faire preuve d'humour

Je suis beau!

Qui suis-je?

J'ai nourri mille générations

Plus qu'une tirelire

Un compagnon".

On aura compris que le Chablais moderne, actuel, n'intéresse pas Bernard Lacroix, ce n'est pas lui qu'il regarde. Il cherche à saisir ce qui reste de l'ancien monde rural, d'une civilisation millénaire, et l'on se demande si certains croquis ne sont pas pris sur le vif de la mémoire, à moins qu'il s'agisse de dessins anciens longtemps enfouis dans ses cartons, tels ces chevaux de trait sortant le fumier ou rentrant le foin, ces scènes à la foire de Crète où les paysans sont vêtus comme autrefois.

Pour autant, ce recueil n'est pas nostalgique,ces croquis ne suggèrent nulle complainte du temps perdu mais nous introduisent, plutôt, dans le temps du conte, le moment où tout s'évanouit. Entre les choses qui s'éteignent et celles qui demeurent, il reste la beauté (même si notre monde s'acharne à la massacrer), " le vrai moteur de l'humanité", écrit Jean-Michel, qui "révèle le pauvre à sa dignité". Bernard ne représente pas un monde idéalisé mais le monde réel dont son regard d'artiste ( qui n'est autre qu'un regard d'enfant) sait voir la beauté: humble beauté des toits de lauzes " jamais aux sommets, plutôt à mi-pente sur les genoux des dieux", beauté altière de la silhouette du château de La Rochette, beauté sobre d'une porte médiévale à la Chartreuse de Vallon, beauté de l'immensité des montagnes où " Le silence avance, musique en tête". Ce recueil nous rappelle aussi ce qui a façonné la beauté des choses: "solitude, résignation, sobriété, noblesse". C'étaient les vertus de l'âme chablaisienne , peut-être déjà en allées, mais on sait que dans les contes, le moment où tout s'évanouit précède celui où les choses qu'on croyait perdues reviennent dans toute leur splendeur.

Croquis Minute est justement dédié à Marie Lacroix, qui fut institutrice à Fessy, à François Ory, dessinateur archéologue au CNRS, toujours en quête de ces choses perdues aux quatre coins du monde, aux enfants de l'école de Fessy et à tous ceux qui ont visité le Musée d'arts et traditions et la Ferme des enfants. Ainsi s'inscrit-il dans une chaîne de transmission de notre héritage le plus précieux.

 

Élisabeth Bart-Mermin

 

 

Notes:

¹Cristina Campo, Les Impardonnables ( Éditions Gallimard, coll. L'Arpenteur, 2002)p.190.
² Paysages, bêtes et gens du Chablais d'en haut, d'en bas et au-delà est le sous-titre de ce recueil mis en page et imprimé par Fillion imprimerie, 74200 Allinges
³ "Avouille", abeille, "apier", ruche, vous aviez compris, lecteurs chablaisiens!

 

 

Pour voir le recueil, cliquez sur le lien:

Bernard Lacroix.pdf

mercredi, 29 avril 2015

Un temps pour toute chose

 

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Bernard Lacroix enfant.

(Photographie: archives de la famille Lacroix)

 

 

 

 

" Il y a un moment pour tout et un temps pour toute chose sous le ciel.

Un temps pour enfanter,

et un temps pour mourir;

un temps pour planter,

et un temps pour arracher le plant.

Un temps pour tuer,

et un temps pour guérir;

un temps pour détruire,

et un temps pour bâtir.

Un temps pour pleurer,

et un temps pour rire;

un temps pour gémir,

et un temps pour danser."

 

Ecclésiaste, 3, 1-4

 

*

 

Il fallait un temps de silence sur ce blog, un temps de recueillement, le temps du deuil, des deuils. Après Jean Lacroix, après Bernard, c'est Joseph Lacroix, agriculteur à Fessy, qui nous a quittés le dimanche 19 avril. En moins d'un an, les trois cousins sont partis l'un après l'autre, comme s'ils s'étaient donné le mot, après avoir partagé les joies et les peines de leurs dernières années puisque Jean était revenu au village pour sa retraite. Ils resteront unis dans nos cœurs comme ils le furent dans leur vie.

Il y a donc un "avant" et un "après" pour ce blog.

Bernard aura eu le temps de le découvrir. En juin 2014, grâce à l'aimable complicité d'une animatrice de la maison de retraite qui avait mis un ordinateur à notre disposition, Jean-Michel et moi lui avions montré cet espace virtuel consacré à son œuvre. Il n'en revenait pas, lui qui n'avait jamais touché un ordinateur de sa vie! Jean Lacroix lisait ce blog, Joseph, peut-être aussi... Comme l'a rappelé Jean-Claude Fert, Bernard a créé jusqu'au dernier moment, tant que ses forces le lui ont permis. Aujourd'hui, son œuvre est accomplie.

Nous sommes désormais dans le temps posthume, le temps d'une autre vie pour l'œuvre de Bernard, le temps d'une autre présence, plus forte que l'absence.

 

*

 

Bernard Lacroix ne laisse pas, comme nous l'avons lu dans un article du Messager, un héritage "idéologique". Une idéologie est un système d'idées, de croyances, de valeurs, le plus souvent désigné par un mot en "isme" : progressisme, conservatisme, passéisme, socialisme, communisme, libéralisme, écologisme, islamisme, sionisme, féminisme, et j'en passe... Les idéologies modernes, nées au XVIIIe siècle, ne sont rien d'autre que des systèmes d'idées, des outils pour exercer un pouvoir, agir dans le champ social et politique. Un artiste, un véritable artiste tel que l'était Bernard, c'est précisément, comme le pensaient les plus grands poètes, Charles Baudelaire, Arthur Rimbaud, un être singulier, désengagé, "dégagé" en ce sens qu'il n'a cure du pouvoir sur les choses, les êtres, le monde. S'il agit, c'est dans un autre ordre que l'ordre social. Comme l'écrit Maxence Caron, "la dimension de l'art est celle de l'âme, et la dimension de l'âme excède celle du monde ; être artiste, c'est donc préserver un espace de retraite propre à l'absence d'implication dans les glus du monde (1)". Bernard Lacroix ne s'est jamais impliqué dans les "glus du monde", il n'a jamais désiré le moindre pouvoir, il n'a jamais cherché à changer la société, laissant cette prétention aux pseudo artistes autoproclamés "engagés" dont l'engagement n'est le plus souvent qu'une vitrine publicitaire. L'artiste n'est ni un gourou, ni un homme politique, ni un leader social, ni un philosophe, encore moins un idéologue. C'est un esprit libre de toute allégeance. Son héritage est d'ordre spirituel.

Bernard Lacroix a d'ailleurs écrit lui-même son testament noir sur blanc, dans son tout premier recueil poétique, Petites choses d'hiver :

 

" Le poète

C'est celui qui rit pour ceux qui ne rient pas,

Qui pleure pour ceux qui ne pleurent pas.

 

Le poète

C'est celui qui porte la joie

Et la croix des autres..."

 

Porter la joie et la croix des autres : c'est là tout le contraire de la fonction idéologique. Le poète, l'artiste porte : il assume ce que les idéologies quelles qu'elles soient, l'action politique et l'action sociale quelles qu'elles soient, ne sont pas en mesure d'assumer. La poésie, la peinture, la sculpture, la musique, ne changent pas le monde, elles créent un monde, un espace de liberté dégagé de la pesanteur du monde social.

Il faut faire attention aux mots qu'on emploie. Les mots peuvent trahir même quand on n'en a pas l'intention.

Nous continuerons d'arpenter, sur ce blog, le monde que Bernard nous a laissé, d'en explorer la richesse et la beauté. Notre seul "engagement" : le vœu de fidélité.

 

Élisabeth Bart-Mermin

 

(1) Maxence Caron, De l'art comme résistance à l'implication politique ( Éditions Séguier, 2015) pp. 93-94.

 

 

 

 

 

 

 

 

mardi, 24 décembre 2013

Noël ou le mystère de l'Incarnation dans la poésie de Bernard Lacroix

 

Nouveau-ne_billboard.jpg

Georges de La Tour, Le Nouveau-Né

 

 

 

 

 

Joyeux Noël à tous!

 

***

 

Rappel. Sur l'œuvre poétique de Bernard Lacroix:

 

Armand Robin, Bernard Lacroix, poètes anarchistes de la grâce

Ombre et Lumière

 

Poèmes sur le thème de Noël publiés ici:

 

Noël Savoyard

Noël

Le Noël des animaux

Noël

Bel Enfant

Bel Enfant,2

Noël

Solstice d'hiver

Puer natus est

 

 

*

 

" Les choses sont ainsi faites :

C'est en pleurant

Que l'homme découvre le monde."

 

Bernard Lacroix, Puer natus est.

 

 

Dans sa simplicité, ou plutôt son humilité, profondément ancrée dans une ancienne sagesse populaire, la poésie de Bernard Lacroix  demeure une parole énigmatique qui préserve le secret des mystères chrétiens, et nous fait sentir que toute notre science ne saurait venir à bout de ce que Roberto Calasso nomme "les choses ultimes" de la condition humaine : l'irréversibilité du temps, la faim, la mort, la désidérabilité (1). Concentrée, elliptique, cette poésie revient toujours aux mêmes grands thèmes universels afférents à ces "choses ultimes", les saisons, la nature dans toute sa dimension cosmique, la naissance, la mort, l'abandon, pour ne citer qu'eux. Chez ce poète profondément catholique, Noël occupe une place à part. Á notre connaissance, c'est le seul évènement du cycle liturgique chrétien évoqué dans ses poèmes, comme si le mystère de l'Incarnation constituait pour cet homme du Verbe qui est aussi homme de la matière et de la chair, peintre et sculpteur, le cœur de la Révélation : la Passion et la Résurrection sont déjà là, dans la naissance du Fils de l'Homme.

Puisque Dieu s'est fait homme, que le Verbe s'est fait chair, le poète Lui demande, comme nous l'avons vu, de descendre dans ses propres mots. Dans Noël chablaisien, ce sont ceux de l'enfance, patronymes, sobriquets en patois savoyard, légende racontée par la grand-mère :

"Jésus-Christ est né à Vougnan

dit ma grand-mère

En l'an mille, mille huit cent,

...Avant la guerre."

 Le lecteur trop pressé ou trop cartésien ne verra, dans la litanie des noms et les savoureux anachronismes, qu'un reste de superstition populaire teinté de chauvinisme, alors qu'en jouant sur les sonorités de la langue des humbles le poète dépose son offrande musicale aux pieds du Bel Enfant, actualisant le geste des bergers et des mages. Ce poème témoigne de l'intimité populaire avec le mystère de l'Incarnation telle qu'elle a pu s'exprimer dans la tradition de la Pastorale, toujours vivante en Provence. La naissance de l'Enfant Jésus a eu lieu une seule fois pour l'éternité, elle a donc lieu ici et maintenant, dans ce village, communauté spirituelle hors du temps, où tous viennent Lui rendre hommage, gens du peuple et leurs chers saints savoyards, François de Sales et Guérin. Dans ce contexte, l'auteur rend aussi un hommage plein d'humour et de tendresse à la foi naïve de sa grand-mère. Ce qu'elle a retenu du mystère, c'est que Jésus, s'il s'est fait homme, n'est pas un personnage révolu de l'antiquité, Gaulois, Juif ou Berbère, mais qu' Il s'est fait Savoyard, un homme vivant où qu'il soit dans le monde, fût-ce dans un modeste village du Chablais.

Le Christ, Verbe incarné, prend sur Lui la condition humaine dans sa totalité, Il prend sur Lui "les choses ultimes", sources premières du péché et du malheur, non pour le Salut de l'humanité mais pour le Salut de chaque être humain, chaque être humain étant unique. Si Noël annonce la Résurrection, scandale pour les grecs et folie pour les païens selon l'apôtre Paul, il annonce en même temps la Passion, le sacrifice du Fils pour racheter les hommes, ce qu'ont su représenter, autrement dit incarner, les grands peintres imprégnés de ces mystères. Ainsi Fra Angelico représente l'Enfant nu, couché à même le sol de l'étable, symbole de la condition humaine dans toute sa misère, sa vulnérabilité. Dans Le Nouveau-Né de Georges de La Tour, "la lumière de la chandelle est masquée derrière la main levée. Elle hésite entre bénir ou protéger la flamme et se concentre sur l'énigme d'un minuscule homme ligoté de bandelettes qui sera un jour mort. [...] On ne sait si c'est un enfant ou Jésus. Ou plutôt : tout enfant est Jésus. Toute femme qui se penche sur son enfant nouveau-né est Marie qui veille sur un fils qui va mourir.[...] Le titre ancien était Les Veilleuses ou L'enfant mort. On ne sait si c'est un petit mort ou Dieu. [...] La mère, les yeux baissés, ne regarde pas l'enfant mais contemple quelque chose qui est plus loin que le corps qu'elle tient. Si c'est Marie, elle contemple au loin la Passion" écrit Pascal Quignard.(2) On retrouve une telle vision dans deux poèmes intitulés Bel Enfant et dans Le Noël des animaux de Bernard Lacroix. Á l'horizon de l'étable, se dresse la Croix car malgré la ferveur  des bergers adorant l'Enfant représentés par Georges de La Tour, malgré la ferveur des rois mages suivant l'étoile, il faudra cette Croix pour les sauver du péché originel, du mal, du malheur, de la mort:

Bel enfant, il faut bien que tu saches :

C'est une croix qu'ils cachent,

Une, puis deux, des tas...

Tant que la ronde est ronde

Toutes les croix du monde

Les voilà!

Dans le second Bel Enfant qui tient de la confession, le poète, dont le patronyme, Lacroix, ne saurait mentir, se reconnaît comme pécheur. Si nous actualisons l'adoration des bergers et des mages à chacune de nos prières, nous crucifions le Christ à chacun de nos péchés :

Je te clouerai sur le bois que je te prépare en douce

Jusqu'à ce que le sang jaillisse de tes mains

adorables.

Le Noël des animaux quant à lui, en évoquant le sacrifice et la Passion, rejoint la mystique franciscaine. Comme François d'Assise, Bernard Lacroix considère les animaux comme ses frères,eux aussi créatures de Dieu quoique d'une autre espèce, innocente du péché originel. Des autels antiques aux laboratoires scientifiques actuels, ils ont toujours été sacrifiés, c'est pourquoi:

Jésus, en naissant dans une étable

A voulu d'abord libérer les animaux

De la férocité des hommes

Et des dieux cruels.

D'un Noël à l'autre, le point de vue change. Dans Le Noël des animaux, le poète est le prophète qui entrevoit, à l'horizon de l'étable, le drame de la Croix:

On voit dans le lointain

Devant l'horizon en feu

Une forme prémonitoire

Une arbre mutilé

Qui ressemble à une croix.

Et dans un autre Noël, il s'identifie à ce même horizon, dans une image saisissante:

Je suis

En ce soir malmené de décembre :

L'horizon blessé

Sanglant

Exsangue

Et puis serein.

Horizon, mutilation, blessure, feu, sang : comme toujours, Bernard Lacroix retient les mots et ceux qu'il nous donne, dans leur incommensurable pouvoir d'évocation, préservent le mystère de la Passion lié à celui de l'Incarnation, mystères inépuisables de l'Alliance entre Dieu et les hommes.  L'homme sans Dieu ne viendra jamais à bout des choses ultimes, l'homme sans Dieu est condamné à l'errance dans la désespérance ou pire, selon les mots de Heidegger, à "la détresse de l'absence de détresse", à la fuite dans un perpétuel et vain divertissement, puisque cet homme sans Dieu est impuissant face à l'irréversibilité du temps comme le dit ce Noël :

Le temps qui passe abîme

Fleurs et âmes

Et Dieu sait combien

Le corps aussi.

Je me suis accroché à la vie

Mais la branche perfide a cassé.

 

Et pourtant

Je sais que ma jeunesse est là

Tout près

Mais elle me tourne le dos

Comme les bergers et les mages.

 

Mais les mystères de l'Incarnation et de la Passion contiennent celui de la Résurrection. L'évènement de la naissance est enveloppé par la mort, la nuit des choses ultimes, les ténèbres, ce que nous rappelle le splendide incipit de l'Évangile de Jean : " Au commencement était le Verbe, et le Verbe était avec Dieu, et le Verbe était Dieu. [...] Ce qui fut en lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes, et la lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l'ont pas reçue". La naissance de l'Enfant est incarnation du Verbe au sein des ténèbres, c'est la nuit des choses ultimes qui engendre l'Espérance ce que la poète a saisi dans la fulgurance de ce Noël :

Une seule fois

Une seule

Dans l'histoire du monde

La nuit,

Mère abusive de l'ombre,

A enfanté la lumière!

La bonne Nouvelle apportée par l'Enfant appelé à mourir sur la Croix est celle de sa Résurrection, et pour nous, hommes et pécheurs, l'Espérance de la Résurrection, cette indéfectible "petite sœur Espérance", comme l'appelait Charles Péguy, qui précède l'amour. La promesse de l'Enfant, victoire sur les choses ultimes, ouvre un autre horizon derrière l'horizon de la Croix : celui de l'innocence retrouvée.

On ne peut naître mais

On peut mourir

innocent

écrivait Cristina Campo(3). De même, les Noëls de Bernard Lacroix, au delà de la vision du mal et de la mort, déploient des icônes empreintes de sérénité et de joie :

Dans le temps

Suspendu un instant tel un flocon de neige

 

Il y a

Des visages, des sourires, des  mots, des chants...

 

Il y a

Des sommets ourlés d'étoiles

Des chemins bleus

Des maisons en coiffe du dimanche

Des lointains transparents comme des regards tout neufs...

 

Les Noëls de Bernard Lacroix, c'est le Verbe descendu dans ses mots qui lui redonne son regard d'enfant.

 

Élisabeth Bart-Mermin

 

Notes :

(1) Roberto Calasso, La ruine de Kasch, ( Éditions Gallimard, coll. Folio, 2002) p. 218.

(2)Pascal Quignard, Georges de La Tour,  ( Éditions Flohic, 1991) pp. 48 et 52.

(3) Cristina Campo, Missa Romana in Le Tigre Absence ( Éditions Arfuyen, 1996) p. 55.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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vendredi, 01 novembre 2013

La Toussaint

 

 

 

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C..D.Friedrich, Brumes

 

 

Remise en une d'une note publiée le 1-11-2012.

 

 

 

Dans la tragédie de Sophocle, Antigone est condamnée à mourir emmurée vivante pour avoir jeté une poignée de terre sur la dépouille de son frère Polynice auquel le roi Créon a réservé un châtiment inhumain : la privation de sépulture. Ce geste et le rituel qu'accomplit Antigone signifient que Polynice, tout criminel qu'il fût selon la loi de la Cité − la loi des hommes −, reste un être humain au nom d'une "plus haute loi", qui n'est pas celle des dieux grecs, selon María Zambrano pour qui Antigone incarne "l'aurore de la conscience", mais "une loi au-dessus des dieux et des hommes, plus ancienne qu'eux" (1). La conscience de l'être humain est née avec les rites qui signifient qu'il ne peut pas traiter son semblable mort comme un déchet, elle est née avec le passage du "cadavre" à la "dépouille" (2). Par delà leurs innombrables formes, rien de plus universel que les rites funéraires et le culte rendu aux morts. Si le génocide du peuple juif au cours de la seconde guerre mondiale est un crime sans précédent, c'est parce qu'en brûlant les "cadavres" dans des fours crématoires sans sépulture, en les charriant avec des pelleteuses pour les jeter dans des fosses, en les utilisant industriellement comme des déchets recyclables, les nazis ont détruit ce sacré sans lequel il n'est point d'humanité. L'idéologie nazie n'est pas un retour en arrière, elle est éminemment moderne dans sa rupture radicale avec la tradition, son fantasme d' homme nouveau, sa volonté de détruire le sacré, d'annihiler toute transcendance.

 

*

 

Dans l'ancien monde rural, chaque région avait ses propres rites et coutumes en plus de la liturgie chrétienne. Bernard Lacroix les évoque dans ses Notes sur la vie d'autrefois en Chablais :

 

" Je vois encore ma tante Emelie fermer les volets à demi et s'agenouiller sur une chaise, pendant le passage d'un enterrement. La mort faisait partie intégrante de la vie communautaire : on veillait les morts, on rendait visite à la famille, on l'aidait à accomplir les travaux journaliers. Dans les temps plus lointains, dans certains villages une coutume voulait qu'on offrît le sel aux parents et amis venus de loin. Inutile de préciser que le sel était cher et rare. Une autre coutume voulait que l'on fasse porter le deuil du maître de maison aux abeilles, en nouant un crêpe au sommet des ruches. On enlevait également les sonnettes aux vaches et on les faisait jeûner d'un "morceau" le jour de la sépulture. Le deuil durait six ans pour les parents proches : quatre ans de grand deuil, deux ans de demi-deuil. [...] Autrefois, en Savoie, les couleurs du deuil étaient le blanc, le bleu, le brun, le violet..."

 

Outre que ces coutumes relèvent de cette poésie indispensable à l'âme dont parle Simone Weil,  elles témoignent d'une tout autre vision de la mort que nous avons perdue, magnifiquement étudiée par l'historien Philippe Ariès (3). Comme le dit Bernard Lacroix, la mort faisait partie de la vie. Philippe Ariès parle d'un "apprivoisement" de la mort, d'une mort "domestiquée" qu'il oppose à la mort "sauvage" d'aujourd'hui. Notre époque refuse de voir la mort, la rejette hors de l'espace vital, la ressent comme une rupture alors que l'ancien monde rural la percevait dans la continuité. Jadis, on associait au deuil les animaux ( vaches, abeilles), maintenant on n'est même plus informé de la mort de son voisin. Dans le deuil, une solidarité réelle, concrète, unissait la communauté villageoise : on veillait les morts, on rendait visite à la famille, on l'aidait à accomplir les travaux journaliers, on offrait une chose précieuse à ceux qui venaient de loin.

 

Il nous reste, malgré tout, la Toussaint, fête d'amour et de joie. Les chrysanthèmes flamboyants sur les tombes, les retrouvailles avec un parent ou un camarade d'enfance perdus de vue, dans les allées du cimetière. Nos morts nous font signe. Ils savent que si nous nous retrouvons aujourd'hui dans leur mémoire, c'est parce qu'ils ne nous ont jamais quittés, qu'une part de nous-même vient d'eux, que sans eux, sans leur amour, nous ne serions pas ce que nous sommes.

Comme beaucoup de chablaisiens exilés loin des cimetières où reposent les morts aimés, je n'irai pas déposer des fleurs sur leur tombe. Je leur offre mes mots sur ce blog consacré à l'œuvre de Bernard Lacroix, avec une pensée particulière à la mémoire de son frère, Gilbert Lacroix, qui fut lui aussi un artiste, un merveilleux musicien.

 

Élisabeth Bart-Mermin

 

Notes:

(1) María Zambrano (1904-1990), La tombe d'Antigone in Sentiers ( Éditions Des Femmes, 1992) p. 261.

(2) Dépouille: de l'ancien français despouille, "vêtement laissé".

(3) Philippe Ariès, L'homme devant la mort , (Éditions du Seuil, 1977)

 

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Et pour terminer, cet extrait de Jean Clair:

 

"L'effigie qu'un homme avait façonnée pour garder le souvenir d'un défunt nous fait soupçonner, par sa beauté même, qu'elle n'était pas destinée à un spectateur, pas même au défunt, mais qu'issue des forces obscures en l'homme, plus forte que la mort, elle était destinée à une créature supérieure, qu'on a fini par appeler "dieu". Façonner, graver, sculpter, de l'os, du bois, des pierres, c'est fabriquer des objets d'une grande beauté pour s'assurer, sinon leur protection, du moins la bienveillance des morts et nous assurer qu'ils ne reviennent pas nous hanter. [...]

Mais justement, les morts ne nous intéressent plus guère. Notre propre mort nous est devenue indifférente : la crémation, aujourd'hui préférée à l'inhumation, met un terme définitif au souvenir de celle ou de celui qui fut. On ne croit plus à la résurrection des corps, donc on ne croit plus d'abord à son propre corps. Il faut disparaître, laisser place, se dissoudre, se rendre à la poussière. Un cadavre n'a guère plus de propriété juridique, il n'en a même plus du tout s'il s'agit de ses fragments, un cœur, une main... Inhumé, le cadavre pesait toujours un peu, comme un remords. Incinéré, sa cendre se fait légère et volatile. C'est la véritable et absolue damnatio memoriae.Les nazis, pour faire place à la race "pure", s'en souviendront."

 

Jean Clair, Malaise dans les musées ( Éditions Flammarion, coll. Café Voltaire,2007) pp. 132-133.

 

 

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Portrait du Fayoum

 

samedi, 13 juillet 2013

Au seuil du monde, de Nathanaël Dupré La Tour (extrait)

 

bernard lacroix , nathanaël dupré la tour, au seuil du monde, éditions le félin

 

Rappel :

J'ai vécu à la lisière de deux civilisations

Au-delà de la lisière

 

 

 

 

Dans son essai Au seuil du monde, Nathanaël Dupré La Tour décrit la campagne champenoise actuelle qui n'a plus grand chose de commun avec l'ancien monde rural si souvent évoqué par Bernard Lacroix. Pourtant, le poète sait voir et dire ce qui demeure: le ciel "intensément présent", la lumière de la nuit que les lumières artificielles de la Ville ont rendu invisible, celle de la Toussaint "qui révèle la vérité du pays". Des confins de l'Aube et de l'Yonne aux montagnes du Chablais, c'est toujours le ciel, la même voie lactée, et le silence de la nuit.

 

*

 

Un peu d'élevage, beaucoup de céréales dans ces vallées des confins de l'Aube et de l'Yonne, et aux flancs de ces petites collines coiffées en leur sommet d'un bouquet d'arbres qu'on ose parfois appeler forêts. Á première vue un pays sans eau vive ni marais ; quelques ruisseaux paisibles pourtant, où l'on va chercher l'ombre en été. Des lignes douces, qui suivent la courbure du sol, dessinent le paysage agricole. Lignes plus grasses : ces chemins blancs de calcaire, au milieu desquels les roues des tracteurs laissent se développer une trace verte, axe de symétrie fait d'herbe, et de fleurs sauvages au printemps.

 

Absente inexplicable, l'eau contemplative des étangs dont parle Huysmans, qui n'a rien de commun avec celle des torrents ou des fleuves, mais a simplement pour fonction, là où elle est, " d'observer le silence et de réfléchir à l'infini le ciel". Car si les gens d'ici ne le savent pas toujours, le ciel est présent, intensément présent au-dessus de ces terres dépeuplées, que croyaient même inhabitables les voyageurs des lendemains de la guerre de Cent ans.

 

Depuis quelques années de nouveaux habitants y rejoignent les derniers cultivateurs, mettent un peu plus de champ entre la ville où ils travaillent, et le village qu'ils habitent. Les lotissements y fleurissent, pousses jaunâtres d'un printemps de béton. Peuplées d'assistantes médicales et d'employés de la Mutualité sociale agricole, ces maisons de plain-pied, le plus souvent posées au milieu de la parcelle, exhalent un parfum mélangé de diffuseur pour sanitaires et de pantalon de sport. Les derniers arrivés se juxtaposent avec plus ou moins de bonheur aux anciens : eux qui sont venus ici pour quitter le voisinage trop pressant des villes ne cherchent pas plus que de raison la rencontre, circulent de préférence en voiture.

 

*

 

Pays sans qualité, dira le touriste égaré. Mais qui réfute Pascal en cela qu'il se fait aimer pour lui-même — ni pour sa beauté, ni pour sa richesse. Pour sa mémoire peut-être, mais ici comme ailleurs mémoire et identité se confondent. Á mesure qu'on s'éloigne de la Ville, c'est la permanence de l'espace dans le temps qui frappe. La lecture des cadastres anciens y révèle au cours des siècles d'infimes modifications de parcelles, de chemins communaux. Çà et là, on a repoussé la forêt de quelques dizaines de mètres ou changé la courbe d'un sentier — à moins que ce soit l'erreur de l' arpenteur. Bestioles et bêtes à plumes et à pelage semblent y revivre ce que leurs ancêtres ont toujours vécu.

 

On citera par acquis de conscience la lumière des nuits d'août, la voie lactée parfois impériale, les étoiles filantes, les rares processions de l'Assomption auxquelles ont succédé, depuis le repeuplement du village par des enfants qui firent rouvrir l'école, leurs équivalents laïcs du 14 juillet — lampions et marche joyeuse vers le buste de Marianne. Indubitablement, l'été y peut être aussi lumineux, ou presque, qu'ailleurs. Mais l'essentiel n'est pas là.

 

L'essentiel est autre part, ou plus tard. C'est la Toussaint qui dévoile la vérité du pays, et peut-être sa façon propre, sans artifice et sans décorum, de raconter la Gloire de Dieu. Comme le crachin révèle l'odeur de la terre, la lumière rase des alentours de l'hiver dit la nature des objets. Á la façon d'une chambre an-échoïque où le son ne se réverbère pas, cette lumière qui produit si peu d'ombre laisse les choses dans leur nudité, haies de charme sans feuilles, mousses diaphanes qui tremblent imperceptiblement dans la brise ou dans la brume. C'est alors qu'il faut se laisser prendre à l'austérité des cimetières du pays, dépourvus d'arbres et qui ne cachent rien de ce que la mort a d'âpre et paisible, de ce désert si proche de nous qui, patiemment, nous attend.

  De tout temps on peut retrouver ici, en s'éloignant à peine des villages pourvu qu'on ait envie de le trouver, ce qu'on ne trouve plus ailleurs : la nuit. La nuit sans néon ni phare, sans enseigne clignotante ni démarrage de moto : la nuit, silencieuse à sa façon, pleine des bruits des bois. Et quand bien même on aurait perdu depuis longtemps la naïveté de confondre le silence avec la paix du cœur, ce silence-là reste rempli de promesses.

 

Nathanaël Dupré La Tour, Au seuil du monde  ( Éditions Le Félin, 2013) pp. 12-15.

 

samedi, 09 février 2013

Attente

bernard lacroix, poésie

Photographie JN Bart




La montagne ressemble à la mer:


Les mêmes vents indécis,

Les mêmes brumes opaques,

Les mêmes bruits apeurés,

Les mêmes sanglots fugitifs...


Je te dis adieu et bonjour à la fois,

J'attends ton retour

Avec une prière dont je ne trouve pas les mots.


Je ne dors pas.

Je t'en veux de me faire souffrir.

Je mets la lampe près de la fenêtre,

Il y a de la lumière entre nous

Et du noir autour.


Bernard Lacroix, Reflets oubliés



mercredi, 16 janvier 2013

La Barque

numérisation0006.jpg

La Barque, gouache de Bernard Lacroix




Sans la barque

Au petit matin,

On ne saurait pas

La limite entre le ciel et l'eau :

Le même gris bleuté

La même lumière verticale

Le même silence translucide,

Qui ne tolère qu'un cri d'oiseau,

Maître chez lui,

Ou la plainte menue

D'une vague solitaire.


Bernard Lacroix, Ciels, arbres et labours