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jeudi, 29 juin 2017

Bernard Lacroix en son musée

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Reconstitution d'un chalet d'alpage, collection Bernard Lacroix, ancien musée de Fessy ( photographie de Patrick Smith)

Vaisselier en sapin, sculpté de rosaces et entaillé de chevrons. Découpes chantournées autour de l'espace pour les grands récipients. À droite, évier en bois sous un égouttoir à côté de la boîte à sel. Table à tiroir garde-manger orné d'une rosace. 

 

 

 

Remise en Une d'un article publié sur ce blog le 2 août 2012.

 

 

 

 

 

 

"Ici tout est amour, mesure, modestie".

 

Bernard Lacroix en son musée.

 

 

 

Comme nous l'apprenons sur son site, le Conseil Général de la Haute-Savoie a fait l'acquisition du musée Arts et Traditions Populaires de Fessy en 2001. Jean-Michel Lacroix rappelait récemment sur ce blog que Bernard Lacroix a fait don de sa prestigieuse collection à la condition qu'elle reste sur les lieux et ne soit jamais divisée, sauf ponctuellement, à l'occasion de prêts pour des expositions temporaires. Déplacée ou divisée, elle perdrait toute sa signification. On comprend pourquoi en lisant cette déclaration de Bernard Lacroix:

" J'ai œuvré ni en esthète, ni en philanthrope, ni en historien, ni en collectionneur, mais plutôt en artiste, et fort égoïstement je l'avoue, pour mon seul plaisir, le plaisir sécurisant de remonter à ma source, mes racines, mes origines... En 1960, dépassé par l'ampleur de ce que j'avais amassé, j'ai résolu à contrecœur d'ouvrir ma collection au public. Ma consolation est de voir défiler en ce lieu des milliers d'enfants. Puissent-ils comprendre un jour que le progrès sans discernement n'apporte rien à la richesse de l'âme, et encore moins à la qualité de la vie. Ici, tout est amour, mesure, modestie... Faute de pouvoir les acheter, le paysan fabriquait lui-même ses meubles, ses outils, ses machines, y apportant ses trouvailles personnelles : la pauvreté rend ingénieux."

Ces quelques phrases condensent l'évolution de toute une vie. L'enfant de onze ans, qui récupérait les outils abandonnés chez sa grand-mère, aurait-il eu l'intuition qu'une civilisation millénaire, née au néolithique, était en voie de disparition? Qu'il fallait en préserver les traces non seulement pour savoir d'où nous venons, mais aussi pour sauver un peu de la beauté disparue? Ce que l'adulte, aujourd'hui, considère comme "un plaisir égoïste" répond, en fait, à une vocation singulière : remonter à la source, aux racines pour ne pas les perdre tout à fait. Ainsi inaugurée, l'ensemble de l'œuvre de Bernard Lacroix s'élabore avec une parfaite cohérence : la poésie, les dessins, comme la collection, témoignent de cette quête des origines, quête de la beauté  née de "l'amour, de la mesure, de la modestie". 

Si le jeune homme de vingt-sept ans, en 1960, "dépassé par l'ampleur de ce qu'[il] avait amassé" se résout à contrecœur à livrer sa collection au public, c'est qu'il ignore encore où le conduira sa démarche dont il découvre plus tard la signification profonde : transmettre le souvenir du monde disparu aux générations futures. C'est pourquoi les enfants sont reçus au musée comme des visiteurs privilégiés.  Impardonnable Bernard Lacroix! Notre société pardonne difficilement (voire pas du tout) à celui qui ne se prosterne pas devant son Dieu, la seule transcendance reconnue: le Progrès. Bernard n'écrit pas ce mot avec une majuscule car ledit "progrès" est d'ordre purement matériel, progrès des techno-sciences dont il ne nie pas les effets positifs mais qui  " sans discernement, n'apporte rien à la richesse de l'âme et encore moins à la qualité de la vie", souligne-t-il, avec un art consommé de la litote ironique. Sans la danse des statistiques − si l'on cessait de mesurer ce "progrès" avec des chiffres −, on s'apercevrait bien vite que ce que nous avons gagné sur le plan matériel ( la sacro-sainte élévation du niveau de vie, l'augmentation de la longévité, la diminution de l'effort physique) est proportionnel à ce que nous avons perdu en qualité de vie ( le silence, l'eau et l'air purs, pour ne citer que ces exemples). Quant à la richesse de l'âme, qu'en dire à notre époque où le mot "âme" n'a plus de sens pour la majorité de nos contemporains?  

 

Silencieux et immobiles, les quelques 19000 objets du musée de Fessy vivent une autre vie qui n'est plus utilitaire comme jadis et néanmoins, irremplaçable. Plus jamais on n'entendra l'enclume du forgeron, plus jamais ne tournera la roue du rouet de la fileuse, plus jamais on ne verra la charrette monter à l'alpage, et pourtant, ils nous parlent.

Ils nous parlent d'une autre qualité de vie dont il faut nous souvenir, non pour "revenir aux chandelles" ( grande terreur des dévots du Progrès), mais pour nous en inspirer. L'artisanat de ce monde rural répondait à de réels besoins, non aux besoins factices suscités par la publicité. Comme dans presque toutes les civilisations du monde, la forge était l'artisanat fondamental dont dépendaient la plupart des autres : sans elle, pas d'outils agricoles, pas de menuiserie ni d'ébénisterie. Tous les artisanats sont représentés au musée de Fessy, qui couvrent tous les besoins de l'homme, et Bernard Lacroix a raison de rappeler que "la pauvreté rend ingénieux", pauvreté par rapport à la quantité d'objets qui nous entourent aujourd'hui mais pauvreté toute relative. Quels jeunes parents actuels ne rêveraient pas de ce lit à baldaquin monté sur pivot, et de ce berceau suspendu muni d'une corde reliée au lit afin qu'ils puissent bercer l'enfant sans avoir à se lever? Nos aïeux n'avaient pas l'eau courante mais ils se lavaient : cette baignoire construite à la façon d'un tonneau n'est-elle pas plus belle qu'un jacuzzi? Ils savaient vivre. La variété des ustensiles de cuisine ( ils utilisaient le coupe-pain et le grille-pain, figurez-vous!) laisse deviner qu'ils s'adonnaient, non sans raffinement, aux plaisirs de la table et aux joies de la convivialité.

On ne peut que s'émerveiller de cette ingéniosité mais plus encore, du souci omniprésent de satisfaire aussi les "besoins de l'âme" comme dirait Simone Weil. Tous ces objets témoignent de la richesse de l'âme de nos aïeux. Alors qu'aujourd'hui le matérialisme rationnel impose comme valeurs l'efficacité pratique, le confort ( ce comfort qu'exécrait Arthur Rimbaud), l'esthétique froide des designers, les artisans et paysans de l'ancien monde, privés des multiples divertissements qui nous sollicitent sans répit, occupaient leur temps libre des tâches quotidiennes à la fabrication de ces objets. Ceux-ci sont empreints de leur vie intérieure : légendes, rêveries, ferveur religieuse. Comment expliquer leur souci constant de la beauté, laquelle n'apporte rien sur le plan matériel de l'efficacité et du confort, sinon par l'amour de la gratuité qui témoigne de la richesse de leur âme? En d'autres termes, par leur attachement à l'utilité de l'inutile?

De l'objet le plus noble comme le coffre gravé d'oiseaux et d'étoiles, aux ustensiles les plus triviaux tels le pèse-lait orné d'une lyre, la boîte à sel embellie de rosaces, dents de loup et motifs floraux, et même le collier sculpté auquel on attachait les clarines en bronze ou fer forgé, tout un art populaire se dévoile à nos yeux las de la laideur contemporaine.

 

"On supprimera le Sublime

Au nom de l'Art,

Puis on supprimera l'art."

écrivait Armand Robin.

Sans doute à leur insu, les paysans chablaisiens tendaient vers le sublime (au sens étymologique du terme, du latin sublimis, ce qui est au-dessus des limites, élevé, haut) qui devait leur paraître naturel quand ils levaient les yeux sur les sommets de leurs montagnes. Aux antipodes du monde contemporain qui rabaisse et nivelle tout au nom d'une prétendue égalité, leurs ouvrages se rattachent à l'art populaire au sens le plus élevé du terme, un art qui relève d'une "aristocratie pour tous" comme l'entendait Simone Weil qui a longuement médité sur la spiritualité du travail dans L'Enracinement, à propos de laquelle Jean-Paul Larthomas écrit qu' elle " pense toujours le populaire en articulation avec le poétique qui le transforme et l'accomplit en l'universalisant. Position aristocratique sans doute, mais il s'agit de cette aristocratie pour tous qui est l'âme secrète de l'idéal républicain" (1).

Aristocratique : est-il un autre mot pour qualifier ce tour à bois entièrement marqueté, chef d'œuvre d'un compagnon menuisier?

Cette spiritualité transfigure l'objet le plus humble, se loge là où personne n'irait la chercher aujourd'hui. Fallait-il que l'âme de nos aïeux soit habitée, que chacune de leurs occupations, chacun de leurs gestes baignent dans un climat spirituel dont nous n'avons plus idée pour qu'un sabotier sculpte son banc paroir de manière à figurer l'esprit du mal, tête de sanglier d'un côté, tête de lion de l'autre !

Cet art populaire chablaisien visible au musée de Fessy atteint l'universalité, rejoint toutes les formes d'art populaire à travers le monde, par delà les différences culturelles. C'est cela que Bernard Lacroix veut transmettre aux générations futures pour qu'elles comprennent qu'un iPad est une bien pauvre richesse quand l'âme ne respire plus.

 

Élisabeth Bart-Mermin

 

Notes:

(1)Jean-Paul Larthomas, Le populaire comme source et authenticité in Simone Weil et le poétique ( Éditions Kimé, 2007), p.110. Simone Weil ( 1909-1943), L'Enracinement  in Œuvres,( Éditions Gallimard, coll. Quarto, 2008)

      

dimanche, 22 novembre 2015

De l'art populaire aux arts et traditions populaires, 2

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Canne de berger. Bois sculpté et verni. XIX e siècle? ( 86,5x12,5x4cm)*

La forme de la branche d'origine a été exploitée afin d'obtenir ce visage quelque peu mystérieux : lutin ou esprit sylvain tiré d'une croyance ou d'un conte populaire? Outre son aspect esthétique soigné, la forme de cette  tête assure une très bonne prise en main. 

 

 

 

 

Rappel :

 

Bernard Lacroix en son musée

De l'art populaire aux arts et traditions populaires, 1

 

 


L'évaluation des objets (suite)

 

L'ethnologue français Jean Cuisenier distingue les qualités d'ustensilité ( la dimension pratique, fonctionnelle) et la plasticité ( configuration et esthétique de l'objet) et montre la différence de points de vue selon l'évaluateur. Le premier point de vue souligne un décalage entre l'évaluation de l'usager d'origine et du destinataire final :

" C'est nous, observateurs appartenant à une culture différente , qui découvrons à l'objet une qualité plastique propre. Souvent, on ne sait pas à quoi il sert, on considère alors seulement la forme. Elle traverse sa réalité et néglige son ustensilité pour ne retenir que sa plasticité."  (1)

 

Cuisenier propose d'autres niveaux d'analyse selon ces critères, qui permettent une répartition des objets. Par exemple, l'usager d'origine recherche la qualité plastique seulement lorsque la qualité d'usage a été obtenue. Cette dernière est prioritaire. L'accord de l'utile et du beau est alors autant apprécié par l'usager que le collectionneur, l'observateur ou le conservateur de musée, désignés comme "destinataires finaux". Dans d'autres cas, chacun des critères est variablement valorisé : le créateur décide de privilégier l'un ou l'autre aspect. Enfin, l'œuvre populaire est parfois entièrement étrangère au domaine de l'utile : il s'agit des objets relatifs aux croyances  ( objet de culte, de dévotion), d'agrément ou d'ornementation.

 

Avec des notions complémentaires, le sociologue américain Howard Becker propose une mise en garde similaire : le fabricant d'un objet est rarement lié directement à un contexte artistique et ne l'a pas nécessairement conçu lui-même comme une œuvre d'art. Pour qu'il soit considéré comme tel, il faut ce que Becker appelle un baptême. Le baptême fait l'œuvre et nécessite qu'un "monde de l'art" donne son statut d'œuvre à l'objet : " Les œuvres [ d'art populaire ] sont rarement tenues pour de l'art par ceux qui les font ou qui s'en servent. Leur valeur artistique est découverte après coup, par des gens étrangers à la communauté où elles ont été produites . " (2)

 

En définitive, c'est un ensemble de jugements qui entre en jeu autour des objets d'art populaire : qu'on les considère comme des œuvres ou comme des objets quotidiens, ils témoignent du passé et à ce titre méritent toute notre attention. Ils sont beaux, et mobilisent notre affectif ; ils nous touchent par leur simplicité, leur caractère et leur singularité. Du plaisir qu'il y a eu à les fabriquer, il y a le plaisir de les garder, afin que subsiste le plaisir de les regarder.

 

Frédéric Colomban, Catalogue de l'exposition La fabrique du quotidien (2011)

 

Notes :

(1) Jean Cuisenier, L'art populaire en France : rayonnements, modèles et sources (Fribourg, Office du livre, 1975) p. 26

(2) Howard S. Becker, Les mondes de l'art  ( Paris, Flammarion, 1988) p. 255.

 

 

 

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Boîte de colporteur. Bois gravé. XIX e siècle? ( 13x40,7x41 cm)*

Arpentant les villages, le colporteur proposait tout type de marchandises. Le Savoyard se ravitaillait à Genève, Cluses, Sallanches, Taninges... et colportait le plus souvent en France, en Allemagne ou en Suisse, tandis que la Savoie était parcourue par ceux des régions voisines.

 

* Photographies : catalogue de l'exposition La fabrique du quotidien, domaine de Rovorée, Yvoire, 2011.

 

 

samedi, 14 novembre 2015

De l'art populaire aux arts et traditions populaires, 1

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Clocher de joug. Bois assemblé et gravé ; métal doré, XXe siècle? (54x11x11 cm)*

Avant tout œuvre de prestige, il était placé sur le joug des bœufs lors des grandes occasions telles que les processions ou les fêtes.

 

 

 

 

Rappel :

Á propos de l'art populaire

 

                                                                  

 

 

L'art populaire est généralement associé à un ensemble d'objets inscrits dans un territoire, empreints d'une certaine modestie ou de naïveté, fabriqués par un artisan autodidacte inconnu dont la spontanéité et l'humour séduisent. L'expression "art populaire" suggère la réalisation d'objets hors du champ artistique institutionnel et leur fréquente inscription dans un passé rural. Mais la notion reste difficile à préciser notamment parce qu'elle réunit deux concepts vertigineux : l'art et le peuple.

L'objet d'art populaire évolue dans une sphère culturelle assez floue où s'entremêlent l'art et la culture. Bien souvent, c'est un objet du quotidien, de la maison ou des champs, dont le statut va osciller sous un regard contemporain entre celui d'œuvre artistique décorative et celui d'objet témoin : certes, cette plaque à beurre est habilement décorée , mais elle permet aussi d'illustrer le contexte social de son utilisation, de témoigner d'une pratique particulièrement localisée, très différenciée d'une vallée alpine à une autre ; les producteurs de beurre gravaient une combinaison de décors qui attestaient la propriété de leurs produits.

Au début du XXe siècle les objets relatifs aux pratiques rurales, aux croyances et aux savoirs populaires commençaient déjà à disparaître, il importait de collecter et de sauvegarder. La question de catégoriser les objets collectés dans le domaine de l'art ou de l'ethnographie s'est alors posée. Á sa création en 1937, le Musée national des Arts et Traditions populaires y répondit en reprenant dans son appellation les deux dimensions : art et témoignage culturel s'unissaient sous l'expression consacrée d'arts et traditions, tout en soulignant le caractère mémoriel de l'ensemble de ces objets.

Il est important de mesurer toutes les variations qui prennent place dans l'évaluation des objets. Il s'agit de tracer la trajectoire, généralement aléatoire, de l'objet d'art populaire et l'évaluation qui en a été faite par les spécialistes ou les collectionneurs. On imagine que le rabot du grand-père a gagné sa place au musée sous l'impulsion d'un amateur éclairé, d'un collectionneur passionné ou d'un conservateur spécialisé. Le message effectivement porté par une œuvre d'art populaire fluctue : les valeurs matérielles, historiques ou spirituelles sont mouvantes, autant que les contextes. Aujourd'hui, nous jugeons les proportions et le galbe de cette luge. Rien ne nous permet d'affirmer que le jugement était le même dans son contexte d'utilisation. Et peut-être que les enfants la délaissaient parce qu'une autre luge glissait mieux ou permettait d'accueillir plus de camarades à son bord. Nous apprécions la qualité artistique de l'objet mais nous ne pouvons préjuger de l'intention de son auteur.

 

Frédéric Colomban, co-commissaire de l'exposition La fabrique du quotidien, catalogue de l'exposition (2011)

 

(à suivre...)

 

 

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Luge. Bois, fer forgé. XXe siècle *

 

 

 

 

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Jambe de bois. Bois ; fer forgé; cuir.XXe siècle (105x20x34 cm)*

Selon Bernard Lacroix, Théophile Trincat de Saint-Paul-en-Chablais, revenu amputé de la "guerre de 14", se serait fabriqué lui-même cette prothèse. L'homme se serait plu à dire, parlant de son infirmité : "Heureusement! Sinon, à la pêche, je me mouillerais les deux pieds!"

 

 

 

 

 

 

 

* Photographies : catalogue de l'exposition La fabrique du quotidien, art populaire alpin, Domaine de Rovorée, Yvoire (2011)

 

 

 

 

 

 

 

mercredi, 13 mai 2015

Une visite à Fessy

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L'atelier de Bernard Lacroix à Fessy (Haute-Savoie)

Photographie Hubert Le Goff (2014)

 

 

 

D'abord devant la porte de son atelier, en bric à brac, ses récoltes brutes de ferraille, de bouts de machines agricoles, de tracteurs, de faux, qui ensuite deviendront peut-être oiseau, taureau ou scarabée. Les gens de Fessy ont d'ailleurs désormais pris l'habitude d'y déposer leurs vieux morceaux de fer (souvent même de façon anonyme, précise Bernard Lacroix...). N'est-ce-pas déjà là, en plein cœur de la Haute-Savoie, l'indice remarquable d'une sensibilisation réussie à l'art de la récupération et du recyclage! Il reste peu à faire pour découvrir Arman ou César, célèbres accumulateurs et recycleurs! On constate à nouveau que l'œuvre de Lacroix n'est pas si éloignée de certaines préoccupations récurrentes de l'art contemporain des trente dernières années.

 

Il faut ensuite visiter son atelier, parsemé de ses tableaux, de ses animaux de fer mais aussi de sculptures naïves d'art populaire souvent d'inspiration religieuse ou bien encore d'objets ruraux en instance d'être muséographiés. Au beau milieu, le piano à queue du musicien Lacroix...

C'est dans ces quelques mètres carrés que semble s'opérer l'alchimie...

 

Quant à son jardin de sculpture, face au musée, il y règne la délicieuse cohabitation entre son bestiaire de fer, ses sculptures abstraites, mais aussi d'autres sculptures déposées là par des amis. Et, presque recouverts par l'herbe, de nombreux morceaux de fer épars y attendent un nouveau destin.

 

Après être passé par le jardin de sculpture, on peut alors entrer dans la bâtisse du 17e siècle qui abrite la formidable collection ethnographique d'objets et outils savoyards que Bernard Lacroix accumule depuis des dizaines d'années. C'est son musée "d'artiste paysan", et il en faut peu pour penser qu'il s'agit là, en quelque sorte, d'une de ses œuvres majeures de récupération.

C'est en tout cas, en France, l'une des collections les plus importantes consacrées au monde paysan.

 

Lacroix se tient donc à la croisée de plusieurs chemins. Profondément sincère, il démontre qu'un métissage culturel subtil et non didactique s'articule entre art moderne et art populaire. Outre la qualité intrinsèque de chaque œuvre (et il resterait encore beaucoup à dire) ou de chaque expression de l'artiste ( et nous n'avons pas ici  la place de parler de ses écrits poétiques), l'ensemble contribue de manière puissante à nous préserver de plusieurs manichéismes inutiles tels que ceux opposant fréquemment tradition et modernité – art d'émotion et art de réflexion – création locale et création nationale – art populaire et art contemporain.

 

L'œuvre de Bernard Lacroix fait entendre quelque chose de singulier sur notre temps et notre situation artistique actuelle. Fortement ancrée dans son environnement mais tout autant ouverte à la diversité culturelle, elle est un formidable et fécond recyclage d'une partie de l'histoire de l'art de ces cinquante dernières années. En y entremêlant notre simple histoire quotidienne, il nous relie à l'essentiel.

C'est pourquoi Bernard Lacroix est un libre-artiste comme d'autres sont libre-penseur.

 

Alain Livache, Catalogue de l'exposition Bernard Lacroix du Conservatoire d'Art et d'Histoire d'Annecy, (2001) pp.13-14.

 

samedi, 06 septembre 2014

Projet européen Traditions actuelles


Vidéo du Conseil Général de la Haute-Savoie (culture cg74)

 

 

 

 

Cette vidéo présente le Projet européen Traditions actuelles, réalisé de 2009 à 2011 qui avait pour objet la préservation et la transmission du patrimoine alpin. Le Conseil Général de la Haute-Savoie a participé à ce projet notamment par la valorisation des collections Bernard Lacroix et Jean-Marc Jacquier.

Nous retrouvons donc ici nos deux collectionneurs :

Bernard Lacroix : 6'41 à 8'45

Jean-Marc Jacquier : 8'45 à 11'30.

La vidéo s'achève sur l'image de Bernard Lacroix peintre, dans son atelier.

jeudi, 04 septembre 2014

Rencontre avec deux collectionneurs, Bernard Lacroix et Jean-Marc Jacquier


Vidéo du Conseil Général de la Haute-Savoie (Culture cg74)

 

 

 

Bernard Lacroix et Jean-Marc Jacquier évoquent ici les origines des collections qu'ils ont constituées et certaines caractéristiques de la vie quotidienne des habitants des Alpes. Je reviendrai ultérieurement sur ces deux remarquables collections ethnographiques qui ont fait l'objet d'une superbe exposition réalisée par le Conseil Général de la Haute-Savoie et  intitulée La fabrique du quotidien, au domaine de Rovorée La Châtaignière, en 2011.

 

Élisabeth Bart-Mermin

 

 

 

 

 

vendredi, 18 octobre 2013

La continuité des formes et leur symbolisme dans les objets et outils traditionnels, 5

 

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La marque à beurre dont Bernard Lacroix analyse le décor dans le texte ci-dessous, dernier extrait de sa conférence

 

 

 

 

La marque à beurre

 

 

Á l'occasion d'un congrès des groupes folkloriques français tenu à Thonon, il y a quelques années, on m'avait demandé de décrire un objet caractéristique de ma collection. J'avais choisi sans hésiter une marque à beurre ou tape à beurre provenant d'Essert-Romand, dont je vais essayer de décrypter les signes qui constituent son surprenant décor :

 

De bas en haut, pêle-mêle :

La croix de Saint-André : signe d'une obédience compagnonnique. Un triangle surmonté d'une croix : marque des Compagnons constructeurs des clochers. Deux rouelles, motif décoratif fréquent sur les objets ou meubles savoyards : vieille représentation du soleil. Un oiseau merveilleusement stylisé. Au-dessus, le rectangle barré en son milieu : signe ésotérique. De nouveau, sur la droite de l'objet : la marque des Compagnons constructeurs des clochers. La lettre M dans une clôture semi-circulaire : la mort conjurée. Deux demi-cercles enserrant chacun une croix : peut-être la "demi-science"  ( le quart de science, la demi-science, la science complète, c'est-à-dire le cercle refermé, sont l'image des étapes obligées de l'apprentissage du Compagnon, concrétisé par l'anneau qu'il portera à l'oreille : le joint).

 

On se rend compte, après cette brève analyse, qu'un bien modeste outil domestique destiné à façonner et à décorer le beurre, s'il ne représente pas une grande valeur marchande, puisque de nos jours il faut toujours parler d'argent, est d'une richesse documentaire inestimable. Probablement le travail d'un Compagnon Charpentier au gré d'un chantier à Essert-Romand ou ses environs, destiné peut-être à remercier son logeur ou pour faire honneur à une jeune fille, pourquoi pas, le récit imagé d'une aventure, d'un parcours, d'un passage, d'un savoir, d'un souvenir... que l'on découvre avec émotion et surprise. Miraculeusement intact, sauvé de l'indifférence et du mercantilisme, il réussit, à l'aube du troisième millénaire, à retenir notre regard, à aiguiser notre curiosité et notre réflexion.

 

Bernard Lacroix, Les cahiers du musée n°8

vendredi, 11 octobre 2013

La continuité des formes et leur symbolisme dans les objets et outils traditionnels,4

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La mémoire

 

 

 

On a du mal à admettre que les choses puissent avoir de la mémoire! Le foin emmagasine les senteurs de l'été, les restitue dans le lait, dans le fromage : le fromage d'Abondance est la mémoire de l'alpage.

1000 ans après sa coupe, le bois "travaille" encore comme on dit, il craque, se fend, se délite... Il se souvient de sa sève. C'est pour cette raison, qu'en charpente, il faut toujours remettre le bois dans le bon sens, "en Orient", dans le sens de la sève montante.

Les pierres ont de la mémoire : on dit que les cathédrales sont des carrières reconstituées. Le tailleur de pierre, le carrier gravaient sur les pierres des signes de connivence qui permettaient aux maçons, à des lieues de là, de les remettre dans le bon sens, c'est-à-dire dans l'ordre de leur extraction de la carrière.

Les potiers chinois n'utilisaient que de la terre qui avait au moins 150 ans de repos, pour, disaient-ils, lui faire perdre la mémoire.

L'outil est la mémoire du geste puisque façonné par lui, la mémoire de celui qui s'en est servi, de celui qui l'a conçu, imaginé. L'outil est le témoin de son temps : certains d'entre eux sont datés, marqués, signés...L'outil témoigne de son histoire, de l'histoire tout court.

L'outil est beau : de cette beauté épurée, dictée par le geste, par son usage, qui lui donne cette forme achevée, accomplie qui lui fait passer le temps. Cette forme n'a pas beaucoup changé, elle semble intemporelle, immuable, elle semble avoir été décidée une fois pour toutes.

Le travail de la terre est un combat, non pas contre les hommes, bien sûr, mais une lutte contre la nature souvent ingrate, méchante, cruelle, sournoise, imprévisible, vengeresse...

J'ai choisi, pour illustrer mes propos, de montrer des outils aratoires remarquables par leur analogie avec des armes dites "blanches". On les imagine plus volontiers entre les mains de paysans.

Des outils qui transpercent, déchirent, fendent, arrachent, coupent, défoncent, cassent, brisent... la terre est dure, rebelle...il faut la violenter, la vaincre, la dompter, l'assagir, l'asservir, et ce n'est pas sans risques!

N'empêche qu'on leur trouvera, tout en réprimant un petit frisson, vu leur étrange filiation, une inquiétante mais néanmoins authentique beauté.

En vérité, de cette guerre sans cesse recommencée au gré des saisons, il n'y aura ni vainqueur, ni vaincu, mais une commune victoire : la récolte à venir!

 

Bernard Lacroix, Les cahiers du musée n°8

vendredi, 04 octobre 2013

La continuité des formes et leur symbolisme dans les objets et outils traditionnels, 3

 

 

 

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L'outil

 

 

"L'homme devint intelligent le jour où, ayant envie de fabriquer quelque chose, il inventa pour ce faire le premier outil, sous le regard attendri et émerveillé de Dieu" a dit le poète.

 

L'outil est le prolongement de l'esprit, la mise en pratique d'une réflexion, d'une découverte, d'un besoin, d'une invention...

 

Le premier outil était-il une arme? La première arme, un outil? L'homme des cavernes qui fabriquait des pointes de flèches, des récipients, des ustensiles rudimentaires avec sa hache de pierre, devait s'en servir également pour se défendre, pour chasser, c'est l'évidence même. Pendant des siècles l'outil remplit les deux fonctions et sa forme s'est perpétuée jusqu'à nos jours. La différence est essentiellement dans la qualité des matériaux pour sa fabrication. Autrefois, on fabriquait solide.

 

Les outils devaient durer toute une vie, une ou plusieurs générations. On les transmettait précieusement à ses héritiers quand ils en valaient encore la peine. On en a retrouvé la trace dans les vieux actes notariés, dans les inventaires des pauvres, biens légués en héritage par les laboureurs et soigneusement consignés et décrits par le notaire ou son clerc, ce qui leur posait quelquefois problème quant à leur définition.

 

  Quand un outil était vraiment usé, on en bricolait un autre avec ce qu'il pouvait en rester d'utilisable.

 

 

Bernard Lacroix, Les cahiers du musée n°8

mardi, 17 septembre 2013

La continuité des formes et leur symbolisme dans les objets et outils traditionnels, 2

 

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Le mancheron de la charrue

 

J'ai eu l'honneur de recevoir au musée un des pères de l'agriculture biologique. Au cours de la visite il me désigne avec surprise un des araires de ma collection: " Vous avez là, me dit-il, une pièce évocatrice et très précieuse: une charrue templière initiatique!". Je n'ai pas eu sur le moment la bonne idée de lui en demander davantage. Mais m'en aurait-il dit davantage...?

 

Plusieurs années plus tard, Madame C., professeur à l'Université de Genève, au cours d'une visite du Musée semble tout à coup pareillement intriguée par le fameux araire. Cette fois-ci, je n'ai pas laissé passer l'occasion d'en savoir un peu plus:

"Le mancheron de l'araire est le même que celui des araires de la Haute Egypte, m'a-t-elle appris, dont on a utilisé la forme, le signe, le sigle dirions-nous aujourd'hui, pour désigner l'amour (AM-R) : deux choses qui se réunissent pour n'en former qu'une seule". N'oublions pas que la charrue est le symbole de la fécondité, voire de la virilité.

 

Une première remarque : le soc est neuf, son bâti, son cep ornés. Le mancheron par contre est usé, poli par l'usage et, de plus, ne semble pas avoir été rapporté.

 

Une deuxième remarque : le fameux mancheron est peu pratique à l'usage. Étriqué, il ramène les bras le long du corps au lieu de les écarter, ce qui a pour effet d'enlever toute force aux bras qui le maintiennent.

-Le Temple disait qu'une seule science pouvait être livrée au peuple dans son entier : l'agriculture, parce qu'elle est une science pacifique.

-Le mancheron était simplement tenu : une prise de courant tellurique, une connexion, une position, une attitude initiatique...?

-Il existe bien des simulateurs de vol, de conduite automobile, pourquoi n'y aurait-il pas des simulateurs de labour?

-Si cela est pensable à défaut d'être vérifiable, cette pratique devait s'adresser à des initiés, réceptifs à l'enseignement, aptes à recevoir la connaissance, bref, en état de grâce.

 

Bernard Lacroix, Les cahiers du musée n°8