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samedi, 23 avril 2016

Les gestes de la matière

mémoire des jours, artisanat traditionnel, robert taurines

Photographie de Robert Taurines

 

 

 

 

"Une civilisation qui ne laisse pas de traces est une civilisation perdue."


Bernard Lacroix

 

 

 

 

L'industrie moderne n'a plus besoin de mains. Les choses se font toutes seules, au gré d'une mécanique programmée. Ce qui en résulte est sans vraie beauté, sans personnalité, sans charme, sans élégance... et ne sert, après usage, qu'à alimenter les décharges publiques.

Une civilisation qui ne laisse pas de traces est une civilisation perdue. Cet appétit que nos contemporains ont de plus en plus pour une autre qualité de travail, devrait faire réfléchir ceux qui régentent notre destin. On a tué le petit artisanat tout simplement parce qu'il échappe, en partie, aux regards d'une administration de plus en plus omniprésente.

Il y avait, autrefois, des mains de paysans, des mains d'ouvriers, des mains de ménagères... Aujourd'hui, tout le monde a, à quelque chose près, les mêmes mains flasques, blanches, propres, des mains qui ne savent rien faire de leurs mains et qui ne savent plus donner non plus, ni salut, ni chaleur, ni caresses.

Avec la disparition de l'artisanat traditionnel, c'est tout un état d'esprit, une philosophie, un tour de main, un savoir-faire à jamais disparus. Les vieux savoirs ne s'apprennent pas, ils se communiquent, qui va assurer la relève ?  Car, à n'en pas douter, on reviendra à l'amour de ces objets dont la forme est dictée par le geste, par l'usage que l'on en fait, cette beauté faite de retenue, de simplicité, d'élégance, ce modeste décor qui vient en adoucir la rigueur fonctionnelle. La plus ordinaire des poches à écrémer le lait pourrait inspirer les plasticiens modernes.

Enfant, je me faisais encore plus petit pour contempler mon voisin menuisier au travail. J'ai appris ainsi ce qu'avoir de l'or dans les mains voulait dire, ce qui devenait en un rien de temps une planche anodine tenait pour moi du miracle. C'est de ces moments inoubliables que j'ai gardé une véritable admiration pour ceux qui savent faire quelque chose avec leurs doigts.

Quand le menuisier est mort, on a jeté ses outils à la poubelle et fait de son atelier un garage à voiture. J'y vois très bien encore, en passant, l'endroit où il y avait la scie à ruban, l'établi, le fourneau à sciure, le petit tas de copeaux frais, la réserve de bois d'ouvrage... et je me dis en moi-même : quand je disparaîtrai à mon tour, on va bien vite se débarrasser de ce qui semble, pour les héritiers, un héritage encombrant. Le menuisier est mort deux fois. Bientôt, il n'y aura plus personne pour se souvenir du ronronnement mystérieux des machines, du bruit des marteaux sur des clous dociles, du chuintement lancinant de la scie... et, tout autour, la silhouette affairée d'un homme qui prit possession un jour de son atelier comme le moine prend possession de sa cellule, la même vie rangée et silencieuse que rien d'autre que le labeur ne put divertir.

 

 

Bernard Lacroix, Mémoire des jours (Bias, 1990)