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samedi, 17 mars 2018

L'eau éternelle

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Remise en Une d'une note publiée sur ce blog en 2012.

 

 

 

 

"Les paysans autrefois étaient des artistes."

 L'instituteur (Fabrice Luchini) dans L'arbre, le maire, la médiathèque ou les sept hasards d'Éric Rohmer.

 

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" On comprendra aisément, je pense, qu'à l'aube du troisième millénaire, remettre en activité un modeste abreuvoir de village, représente un inestimable symbole. Face à la pernicieuse “normalisation” entreprise par l'administration française, suivie désormais par la non moins pernicieuse normalisation européenne, cette eau sauvage invitée à resurgir par une poignée de poètes, vient à son heure témoigner du fait que tout n'est pas irrémédiablement perdu, que l'on peut encore trouver des gens qui n'en ont rien à foutre des décisions inhumaines prises par des “décideurs” sans cœur et sans scrupules. Rien que le fait qu'elle titille certains pisse-froid en leur crachant à l'occasion au visage, nous met en joie."

 

Bernard Lacroix, Le Bassin, Cahiers du Musée.

 

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Il faut voir ou revoir, vingt ans après sa sortie en 1993, le délicieux film d'Éric Rohmer, L'arbre, le maire, la médiathèque ou les sept hasards, et lire en même temps Le Bassin de Bernard Lacroix, bref récit publié à la même époque dans Les cahiers du musée. Même profondeur sous l'ironie aussi légère que l'eau d'Évian. On me dira qu'il n'y a aucun rapport entre les deux, que le texte de Bernard Lacroix n'est pas une fiction alors que le film en est une, que le seul point commun entre ces deux œuvres, c'est qu'elles se situent à la même époque, les années 90, dans un village de la France dite "profonde" ( le plus bel éloge, soit dit en passant, que les citadins branchés puissent adresser à un monde qu'ils ignorent). Et pourtant...

Le film met en scène le maire socialiste d'un village vendéen (Pascal Gregorry), grand propriétaire terrien animé de ces bonnes intentions dont l'enfer est pavé, qui veut agir pour le bonheur de ses concitoyens c'est-à-dire, selon ses analyses longuement développées, agir contre la désertification des campagnes. Comment? Pardi, en transférant la ville à la campagne grâce aux nouvelles technologies ( dont l'informatique qui permettra à chacun de travailler chez soi) et aussi en transférant les loisirs de la ville au village pour attirer les citadins. Pour ce faire, notre châtelain socialiste bien intentionné obtient du Ministère de la Culture les subventions nécessaires à la réalisation d'un projet grandiose : la construction d'un centre sportif et culturel baptisé "médiathèque", comportant bibliothèque, discothèque, théâtre de verdure, piscine, et bien évidemment un immense parking en béton, le tout sur un site classé du village où trône un majestueux saule blanc centenaire. Ce projet échouera grâce à sept "hasards", en réalité sept impondérables, et ce n'est pas par hasard, justement, que le film commence par une leçon de grammaire donnée par l'instituteur (Fabrice Luchini) aux enfants du village, sur les subordonnées de condition qu'on nomme "hasard" quand les conditions relèvent de l'impondérable, voire de l'inexplicable, ce n'est pas par hasard que le film est structuré en sept chapitres qui correspondent aux sept hasards, que Rohmer a choisi le sept, chiffre sacré du christianisme, que l'on entend, au cours du film, une émission sur France-Culture consacrée à l'impondérable.

  Á l'inverse, Le Bassin de Bernard Lacroix relate un projet abouti, réussi dans la réalité, projet aussi modeste que celui du maire est grandiose : la remise en eau d'un abreuvoir dans un village savoyard. Le personnage le plus comique du film de Rohmer, l'écrivaine Béatrice Beaurivage, parisienne jusqu'au bout de ses ongles laqués ( Arielle Dombasle, qui joue son propre personnage à peine caricaturé) serait probablement aussi ébaubie par cette petite histoire d'eau qu'elle l'est par les vaches, les salades qu'elle n'avait jamais vues en terre, le glouglou des dindons. C'est précisément dans cette opposition de l'échec et de la réussite que les points de vue du cinéaste et du poète se rejoignent. Le film s'achève par une joyeuse fête villageoise comme si tous, même le maire, se réjouissaient de l'échec d'un projet dont la réalisation aurait détruit ce que le village a de plus précieux : la beauté, gratuite, d'un site. Dans le récit de Bernard Lacroix, le projet, réalisé, redonne vie à un lieu de sorte qu'il retrouve sa raison d'être et, par là même, sa beauté. Dans les deux situations, il s'agit de préserver ou de ressusciter cette poésie nécessaire à chacun dans sa vie quotidienne : beauté gratuite d'un champ, d'un saule, d'un village, beauté gratuite de l'eau sauvage, à portée de main et de lèvres.

Les deux points de vue se rejoignent aussi dans leur vision du monde, leur regard ironique sur notre société. Ce sont deux points de vue prémonitoires mais la prémonition est teintée de pessimisme chez Rohmer alors que Bernard Lacroix garde une foi inébranlable en la capacité de résistance d'une poignée d'hommes libres, capacité qui peut entraver la fatalité condensée dans le lieu commun on n'arrête pas le progrès.

L'arbre, le maire, la médiathèque montre la décomposition idéologique à l'œuvre, dans notre société, dès les années 90. Comme dans tous ses films, les personnages de Rohmer parlent beaucoup. Les mots, les idées tournent dans une valse vertigineuse où les valeurs éthiques et politiques sont interchangeables, d'un camp à l'autre. On attend de la très parisienne écrivaine, anti-écologiste, qu'elle défende le projet de la médiathèque et c'est elle qui critique son utilitarisme, dénonce la perte de la beauté et de la gratuité. On attend d'un maire socialiste, qui se veut enraciné dans son terroir, qu'il défende le monde agricole et il est persuadé que l'agriculture est foutue. On attend d'un instituteur écologiste qu'il défende un site au nom de la préservation de la flore et il le défend au nom de sa beauté, œuvre de "paysans artistes". Cette décomposition idéologique, qui fait vaciller les points de repère et les certitudes du spectateur, apparaît comme le symptôme d'un mal plus profond, le fait que le citoyen soit dépossédé de son destin. Quand une journaliste parisienne vient interviewer les agriculteurs du village, tous déplorent l'évolution de l'agriculture intensive qui les condamne à disparaître, ils ne veulent pas du monde qui s'annonce, et pourtant, ils se résignent, dépassés, impuissants. Éric Rohmer semble davantage se fier à une mystérieuse Providence qui décide des hasards, ou à l'interstice de possible laissé par l'impondérable qu'à la détermination des hommes. Deux décennies après la sortie du film, l'état du monde actuel semble justifier cette prémonition pessimiste.

    Il n'en est pas de même dans Le Bassin. Avec une réjouissante insolence Bernard Lacroix brocarde " la pernicieuse normalisation entreprise par l'administration française, suivie désormais par la non moins pernicieuse normalisation européenne". Normaliser, c'est "mettre aux normes", normes imposées par des instances lointaines, abstraites, qui camouflent des intérêts économiques sous le masque de la sécurité sanitaire. Normaliser, c'est nous faire croire que nous ne devons plus boire l'eau sauvage telle que Dieu nous l'a donnée : "Il y a les microbes officiels, les microbes répertoriés, les microbes d'État, ceux qui n'effraient personne parce qu'ils sont remboursés par la Sécurité Sociale et puis il y a les autres, ces pauvres petits microbes naturels, ceux qui ont toujours existé mais à qui on donne des noms terrifiants pour mieux faire comprendre qu'une eau qui ne passe pas par le compteur engendre des maux apocalyptiques".Mais quelques uns ne se laissent pas impressionner par ces noms terrifiants, ils ont même de l'affection pour ces pauvres petits microbes qui n'ont jamais fait de mal à une mouche ni à une vache, ils ont bu cette eau sauvage dans leur enfance et ils sont toujours là, ils ont compris qu'en réalité, " la différence qu'il y a entre une eau potable et une eau non potable, c'est que l'une se paie et l'autre pas". C'est ainsi qu"une "poignée de poètes" qui ne croient pas aux "normes" obtient le retour de l'eau sauvage dans le bassin du village qui reprend vie, même si les vaches, définitivement et désespérément "normalisées", ne le fréquentent plus.

Ce récit plein d'humour s'apparente à une parabole dont on peut tirer une leçon d'espérance.

Dans la vision du monde de Bernard Lacroix, les hommes sont responsables — ou devraient pouvoir l'être —, de leurs lieu et conditions de vie, comme l'étaient autrefois les familles qui veillaient à la propreté et à l'entretien du bassin. Il suffit que quelques uns "n'aient rien à foutre des décisions inhumaines prises par des décideurs sans cœur et sans scrupules", qu'ils refusent de plier face à ces décideurs anonymes, pour qu'ils reprennent en main leurs conditions de vie à travers une action concrète, fût-elle aussi modeste que la remise en eau d'un bassin, d'où la portée symbolique de cette action soulignée par l'auteur.De tels hommes sont ou seront des poètes, ceux qui préfèrent l'eau sauvage à l'eau aseptisée, l'eau vivante et belle avec ses hauts et ses bas, et, "au gré des pluies saisonnières, ses éjaculations intempestives et bruyantes". Bernard Lacroix la personnifie, cette eau capricieuse, cette gamine effrontée qui crache au visage des pisse-froid calculateurs et cyniques.

  Car l'eau est un symbole, ce que le poète n'oublie pas. "Si Dieu est éternel, il semblerait que l'eau le soit aussi, du moins ici-bas. N'est-elle pas à l'origine de toutes vies?" écrit -il. L'eau ne cesse de naître, elle était là avant nous et elle sera là après nous dans les siècles des siècles, c'est pourquoi elle est un symbole chrétien de la vie éternelle.

Saluons la avec Bernard Lacroix, en parodiant respectueusement les paroles que le prêtre prononçait avant de gravir les marches de l'autel:

 

Ad Deum qui laetificat juventutem meam!

Á l'eau éternelle qui réjouit notre jeunesse!

 

Élisabeth Bart-Mermin

 

 

 


 

 

 


 

 


 

 

 

 

 

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