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samedi, 16 décembre 2017

L'automne dans la poésie de Bernard Lacroix

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Chanson d'automne

 

Les sanglots longs

Des violons

De l'automne

Blessent mon cœur

D'une langueur

Monotone.

 

Tout suffocant

Et blême, quand

Sonne l'heure

Je me souviens

Des jours anciens

Et je pleure.

 

Et je m'en vais

Au vent mauvais

Qui m'emporte

Deça, delà,

Pareil à la

Feuille morte.

 

Paul Verlaine, Poèmes saturniens (1866)

 

 

Automne

 

Dans le brouillard s'en vont un paysan cagneux

Et son bœuf lentement dans le brouillard d'automne

Qui cache les hameaux pauvres et vergogneux

 

Et s'en allant là-bas le paysan chantonne

Une chanson d'amour et d'infidélité

Qui parle d'une bague et d'un cœur que l'on brise

 

Oh! l'automne l'automne a fait mourir l'été

Dans le brouillard s'en vont deux silhouettes grises

 

Guillaume Apollinaire, Alcools (1913)

 

 

*

 

 

L'automne est un thème récurrent dans la poésie française, peut-être parce que c'est une saison multiple sous nos cieux de climat tempéré, la saison des soirs doux et dorés de septembre et d'octobre, celle des frimas de novembre et décembre, la saison des récoltes, des arbres aux somptueuses couleurs puis des feuilles mortes, celle de la "rentrée", de toutes les rentrées. Des générations d'écoliers, dont Bernard Lacroix, ont appris à l'école les poèmes sur l'automne de Maurice Carême et Lucie Delarue-Mardrus. De Théophile Gautier à Guillaume Apollinaire, en passant par Paul Verlaine dont la première strophe de la Chanson d'automne fut choisie par Radio Londres pour annoncer le débarquement en Normandie, poème qui inspira aussi la chanson Je suis venu te dire que je m'en vais de Serge Gainsbourg, les plus grands poètes ont chanté l'automne.Du poème de Verlaine, Gainsbourg a retenu la mélancolie des adieux et la nostalgie des amours mortes, états d'âme  liés à la fuite du temps.

De même, si l'automne a inspiré de nombreux poèmes de Bernard Lacroix, c'est parce qu'il n'est pas seulement un phénomène naturel, mais avant tout une "saison mentale" (1) comme l'écrit Guillaume Apollinaire. Ces deux poètes ont en commun une sensibilité particulière au temps qui passe, à l'irréversibilité du temps que symbolise l'automne dont les jours déclinent jusqu'au solstice d'hiver.

 

*

 

Toutefois, les poèmes de Bernard Lacroix comme ceux d'Apollinaire donnent d'abord une vision réaliste voire prosaïque de l'automne, saison des labours sous la brume. Apollinaire peint un saisissant tableau automnal de l'ancien monde rural dans ce tercet dont le rythme traduit la lenteur et la peine du paysan :

 

Dans le brouillard s'en vont un paysan cagneux

Et son bœuf lentement dans le brouillard d'automne

Qui cache les hameaux pauvres et vergogneux

 

On retrouve l'association de la brume et des labours en automne dans ce poème de Bernard Lacroix qui évoque un no man's land où les contours du paysage s'effacent:

 

La brume se repaît des labours neufs.

On ne sait plus rien ni du ciel, ni du lac.

 

Dans le poème d'Apollinaire, le brouillard enveloppe le monde de mystère, comme si les deux "silhouettes grises" s'en allaient vers un autre monde, un autre temps. Dans Octobre à Nernier de Bernard Lacroix, c'est le poète  qui disparaît derrière la brume, et dans sa solitude, se dévoilent "les reflets oubliés" ( titre du recueil où figure ce poème ) du paysage enchanté de l'été:

 

Je suis là,

Derrière le rideau cuivré de la brume,

Là où s'attardent les reflets oubliés,

Là où les cygnes,

Brebis du lac,

Paissent le regain bleu des risées.

 

Mais la brume automnale détient aussi le pouvoir magique de révéler les saveurs, les parfums et les sons que la terre a engrangés à la belle saison. Ainsi le poème Saveurs exalte un bonheur sensuel où se mêlent la musique des clarines et des torrents, l'odeur du lait et des foins et le goût du fromage. La sensualité de l'automne se fait plus prosaïque dans Arrière-saison où l'odeur  du chou dans la maison relègue dans le lointain brumes et frimas:

 

Il n'y aura que la fumée

Pour se souvenir de l'étendue des labours,

Des vols mouillés,

Des vents épais,

Des brumes offertes,

Des grands cris perdus de la montagne.

 

Il se peut que l'automne décrit avec réalisme par Bernard Lacroix vienne à disparaître, avec le réchauffement climatique. Les générations futures connaîtront-elles la brusque métamorphose de la nature, qui passe des couleurs rutilantes d'octobre à la grisaille de l'hiver, qu'évoque le poème Fin d'automne?

 

Hier encore Octobre rutilait.

Il a suffi d'un coup de vent

Pour que l'hiver,

D'un seul coup,

Étale sa morne uniformité.

 

Quels que soient les bouleversements météorologiques à venir, la rotation de la terre autour du soleil ne changera pas, l'automne dans l'hémisphère nord restera la saison du printemps dans l'hémisphère sud. Le paysan a toujours su qu'il ne pourrait rien changer à l'ordre du cosmos, que celui-ci ne dépend pas de lui, le dépasse, et qu'il faut accepter le déclin des jours comme le dit cet Octobre :

 

Il faut laisser le jour à d'autres.

Ce n'est pas la nuit qui tombe,

C'est la lumière qui s'en va.

 

*

 

 

Dans la réalité terrestre, l'automne est autant la saison sensuelle et joyeuse des vendanges, des récoltes, des forêts aux couleurs éclatantes que celle des brumes, des feuilles mortes et du jour déclinant mais la"saison mentale" d'Apollinaire et de Bernard Lacroix correspond au versant mélancolique de cette ambivalence. Le motif des feuilles mortes, récurrent chez Apollinaire, devient la métaphore des mains de l'amante perdue, des amours mortes, par exemple dans Signe (1) ou dans Rhénane d'automne:

 

L'automne est plein de mains coupées

Non non ce sont des feuilles mortes

Ce sont les mains des chères mortes

Ce sont tes mains coupées

 

Dans la  poésie de Bernard Lacroix, l'automne porte également l'imaginaire de la mort, tel cet Octobre où il est personnifié à travers la métaphore des feuilles pourrissantes comparées à des métastases:

 

On devine déjà dans les taillis

Ça et là

Les métastases de l'Automne.

 

Le mois de novembre, auquel Bernard Lacroix consacre deux poèmes, symbolise tout particulièrement le sentiment du temps qui passe, de la finitude qui constitue notre condition humaine. La vie semble abandonner le monde, le "paysage résonne comme une maison vide" écrit Bernard Lacroix dans ce Novembre, et Dieu lui-même semble avoir abandonné les hommes:

 

Dieu s'en est allé vers des cieux plus cléments.

Le jour lassé lui aussi s'en va...

Ici-bas

Seule la mort est fidèle.

 

Et dans cet autre Novembre, le poète envisage sa propre mort à travers une touchante méditation où il accepte de s'effacer pour laisser la place à d'autres vies, consent humblement à sa finitude.

D'ailleurs la mort n'a pas le dernier mot dans l'Automne de Bernard Lacroix qui conjure la mélancolie par le souvenir. La dernière strophe de cet Automne oppose aux feuilles mortes la métaphore de la mémoire comparée à un arbre où fleurissent les souvenirs:

 

Compagnons passants de la belle saison

Je ne vous oublie pas.

[...]

Les feuilles tombent

Mais l'arbre de ma mémoire est en fleurs.

 

En dernière instance, à travers le thème de l'automne, la poésie se manifeste comme parole résurrectionnelle. La parole poétique de Bernard Lacroix nous rappelle une évidence: si l'automne est la saison du deuil, de la mélancolie, cette saison passera, l'hiver, lui aussi, passera, le printemps et l'été reviendront. C'est pourquoi dans cet ultime Automne, le poète peut écrire:

 

Mes amours s'abreuvent

Dans la vulve du temps.

 

 

Élisabeth Bart-Mermin

 

Notes:

(1) L' expression "saison mentale" apparaît dans ce poème d'Apollinaire que je cite ici intégralement:

 

Signe

 

Je suis soumis au Chef du Signe de l'Automne

Partant j'aime les fruits je déteste les fleurs

Je regrette chacun des baisers que je donne

Tel un noyer gaulé dit au vent ses douleurs

 

Mon Automne éternelle ô ma saison mentale

Les mains des amantes d'antan jonchent ton sol

Une épouse me suit c'est mon ombre fatale

Les colombes ce soir prennent leur dernier vol

 

Guillaume Apollinaire, Alcools

 

(2) Tous les poèmes de Bernard Lacroix cités dans cette note ont été publiés sur ce blog. Pour lire chaque poème cité intégralement, cliquer sur le lien (en orange)

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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