mardi, 06 août 2013
Au seuil du monde de Nathanaël Dupré La Tour ( extrait,2)
Rappel : J'ai vécu à la lisière de deux civilisations
Au seuil du monde de Nathanaël Dupré La Tour,1
Dans ses chroniques comme dans ses poèmes, Bernard Lacroix évoque souvent des métiers devenus rares, tel Le tisserand, ou disparus —du moins sous leur forme artisanale —, comme Le meunier.
Dans l'ancien monde rural, si le travail des paysans et artisans était souvent éprouvant, il comportait une dimension spirituelle qui lui donnait un sens, comme en témoigne la collection ethnographique de Bernard.
C'est dans les monastères qu'aujourd'hui encore, les moines maintiennent, contre les vents et les marées d'un monde qui n'obéit qu'au seul objectif de l'efficacité rentable, une conception du travail qui épanouit l'être humain. Á partir d'un séjour dans un monastère bénédictin, à l'orée d'une forêt champenoise, Nathanaël Dupré La Tour médite, dans cet extrait, sur le travail de son ami, moine et potier.
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Comme les étoiles se détachent de la voûte sombre du ciel, le travail du moine se détache sur le fond de la vie contemplative. C'est aussi parce qu'il ne lui voue pas son existence tout entière que son travail peut apparaître comme œuvre, dans sa beauté libératrice.
C'est parce que vous ne vous laissez pas déborder par le temps de l'action, parce que vous ne laissez pas le temps de l'action vous prendre et vous défaire, que vous pouvez bâtir ces monuments séculaires, abbayes, bibliothèques, œuvres sociales ou d'enseignement. De l'expansion cistercienne du XIIIe siècle, qui hanta le monde connu de la Norvège à la Syrie, aux fondations de Rancé ou Bérulle, ces points fixes sont des départs d'aventures impériales.
Elles sont rendues possibles aussi par l'humilité, le goût de la poussière de chacun de ceux qui y participent. La renaissance culturelle qui habite les scriptoria de Cluny est permise par le patient travail des copistes qui reproduisent psautiers et homéliaires. Patients parce qu'éternels, à l'image du Dieu qu'ils prient. [...]
Dans les années 1980, ta proximité avec certaines communautés orthodoxes de Russie te conduisait à passer régulièrement le rideau de fer. Ton visa portait la mention "profession: potier", à une époque où faire circuler une bible était redevenu un délit dans certains États de l'ère soviétique. Et de fait tu es potier, bibliothécaire, cadre, directeur spirituel —et moine, successivement et en même temps. Et nul n'est dispensé du service de la cuisine, dit la Règle.
L'atelier est un foyer. Aux origines du christianisme, l'atelier du charpentier est le lieu où grandit Dieu incarné ; dans l'histoire du travail il est le lieu où le travail et le monde privé se font face, s'interfécondent. Marx dans un chapitre inédit du Capital faisait des prêtres, comme des enseignants, des pianistes et des danseurs des êtres "dont le travail consiste en une activité virtuose", "où la production est inséparable de l'acte producteur", trouvant dans l'activité leur propre accomplissement, sans s'objectiver dans une œuvre qui les dépasse. La vie du moine est sa praxis, cette action qui ne produit pas d'autre œuvre qu'elle-même — sinon dans la part artisanale qui lui revient. Elle est poétique, au sens propre.
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Le tour est en marche ; ta main prend le temps d'abord de centrer la terre : il y a des gestes manqués qu'on rattrape difficilement. Les quelques gouttes d'eau avec lesquelles tu mouilles la terre doivent elles aussi être bien mesurées. S'en suivent des alternances de pression et de relâchement, tantôt ton doigt incite fortement la terre à s'élever ou à s'abaisser docilement, tantôt ta main se contente d'accompagner le volume qui se développe de lui-même, en retenue. Le corps se concentre : dans une main, dans un doigt, semble rassemblée toute ta volonté à ce moment important. La girelle s'adapte au tempo qui convient : accélérations pour le centrage, ritendo pour le tournassage, ce moment où tu enlèves le superflu d'argile à la base de la pièce. Il y a une musicalité de la terre qui danse sans bruit sur cette platine. [...]
Chez les Grecs, le potier — le démiurge — était le fabricant par excellence, l'artisan dont les mains se préoccupaient du sens de l'œuvre, de sa fonctionnalité et de son inscription dans l'ordre du monde. En te regardant travailler, en me concentrant sur ce temps qui se déploie, se fait consistant, je découvre que la patience est l'autre nom d'une activité pleine et entière, paradoxe fécond que rend possible l'attention à l'œuvre. Le travail bien fait dit la vocation des mains humaines à rester industrieuses même à l'âge de la machine et du robot, à l'âge de cette main subtile qu'est la bombe atomique.
Nathanaël Dupré La Tour, Au seuil du monde ( Le Félin, 2013) pp. 74-77.
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samedi, 13 juillet 2013
Au seuil du monde, de Nathanaël Dupré La Tour (extrait)
Rappel :
J'ai vécu à la lisière de deux civilisations
Dans son essai Au seuil du monde, Nathanaël Dupré La Tour décrit la campagne champenoise actuelle qui n'a plus grand chose de commun avec l'ancien monde rural si souvent évoqué par Bernard Lacroix. Pourtant, le poète sait voir et dire ce qui demeure: le ciel "intensément présent", la lumière de la nuit que les lumières artificielles de la Ville ont rendu invisible, celle de la Toussaint "qui révèle la vérité du pays". Des confins de l'Aube et de l'Yonne aux montagnes du Chablais, c'est toujours le ciel, la même voie lactée, et le silence de la nuit.
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Un peu d'élevage, beaucoup de céréales dans ces vallées des confins de l'Aube et de l'Yonne, et aux flancs de ces petites collines coiffées en leur sommet d'un bouquet d'arbres qu'on ose parfois appeler forêts. Á première vue un pays sans eau vive ni marais ; quelques ruisseaux paisibles pourtant, où l'on va chercher l'ombre en été. Des lignes douces, qui suivent la courbure du sol, dessinent le paysage agricole. Lignes plus grasses : ces chemins blancs de calcaire, au milieu desquels les roues des tracteurs laissent se développer une trace verte, axe de symétrie fait d'herbe, et de fleurs sauvages au printemps.
Absente inexplicable, l'eau contemplative des étangs dont parle Huysmans, qui n'a rien de commun avec celle des torrents ou des fleuves, mais a simplement pour fonction, là où elle est, " d'observer le silence et de réfléchir à l'infini le ciel". Car si les gens d'ici ne le savent pas toujours, le ciel est présent, intensément présent au-dessus de ces terres dépeuplées, que croyaient même inhabitables les voyageurs des lendemains de la guerre de Cent ans.
Depuis quelques années de nouveaux habitants y rejoignent les derniers cultivateurs, mettent un peu plus de champ entre la ville où ils travaillent, et le village qu'ils habitent. Les lotissements y fleurissent, pousses jaunâtres d'un printemps de béton. Peuplées d'assistantes médicales et d'employés de la Mutualité sociale agricole, ces maisons de plain-pied, le plus souvent posées au milieu de la parcelle, exhalent un parfum mélangé de diffuseur pour sanitaires et de pantalon de sport. Les derniers arrivés se juxtaposent avec plus ou moins de bonheur aux anciens : eux qui sont venus ici pour quitter le voisinage trop pressant des villes ne cherchent pas plus que de raison la rencontre, circulent de préférence en voiture.
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Pays sans qualité, dira le touriste égaré. Mais qui réfute Pascal en cela qu'il se fait aimer pour lui-même — ni pour sa beauté, ni pour sa richesse. Pour sa mémoire peut-être, mais ici comme ailleurs mémoire et identité se confondent. Á mesure qu'on s'éloigne de la Ville, c'est la permanence de l'espace dans le temps qui frappe. La lecture des cadastres anciens y révèle au cours des siècles d'infimes modifications de parcelles, de chemins communaux. Çà et là, on a repoussé la forêt de quelques dizaines de mètres ou changé la courbe d'un sentier — à moins que ce soit l'erreur de l' arpenteur. Bestioles et bêtes à plumes et à pelage semblent y revivre ce que leurs ancêtres ont toujours vécu.
On citera par acquis de conscience la lumière des nuits d'août, la voie lactée parfois impériale, les étoiles filantes, les rares processions de l'Assomption auxquelles ont succédé, depuis le repeuplement du village par des enfants qui firent rouvrir l'école, leurs équivalents laïcs du 14 juillet — lampions et marche joyeuse vers le buste de Marianne. Indubitablement, l'été y peut être aussi lumineux, ou presque, qu'ailleurs. Mais l'essentiel n'est pas là.
L'essentiel est autre part, ou plus tard. C'est la Toussaint qui dévoile la vérité du pays, et peut-être sa façon propre, sans artifice et sans décorum, de raconter la Gloire de Dieu. Comme le crachin révèle l'odeur de la terre, la lumière rase des alentours de l'hiver dit la nature des objets. Á la façon d'une chambre an-échoïque où le son ne se réverbère pas, cette lumière qui produit si peu d'ombre laisse les choses dans leur nudité, haies de charme sans feuilles, mousses diaphanes qui tremblent imperceptiblement dans la brise ou dans la brume. C'est alors qu'il faut se laisser prendre à l'austérité des cimetières du pays, dépourvus d'arbres et qui ne cachent rien de ce que la mort a d'âpre et paisible, de ce désert si proche de nous qui, patiemment, nous attend.
De tout temps on peut retrouver ici, en s'éloignant à peine des villages pourvu qu'on ait envie de le trouver, ce qu'on ne trouve plus ailleurs : la nuit. La nuit sans néon ni phare, sans enseigne clignotante ni démarrage de moto : la nuit, silencieuse à sa façon, pleine des bruits des bois. Et quand bien même on aurait perdu depuis longtemps la naïveté de confondre le silence avec la paix du cœur, ce silence-là reste rempli de promesses.
Nathanaël Dupré La Tour, Au seuil du monde ( Éditions Le Félin, 2013) pp. 12-15.
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