samedi, 13 juillet 2013
Au seuil du monde, de Nathanaël Dupré La Tour (extrait)
Rappel :
J'ai vécu à la lisière de deux civilisations
Dans son essai Au seuil du monde, Nathanaël Dupré La Tour décrit la campagne champenoise actuelle qui n'a plus grand chose de commun avec l'ancien monde rural si souvent évoqué par Bernard Lacroix. Pourtant, le poète sait voir et dire ce qui demeure: le ciel "intensément présent", la lumière de la nuit que les lumières artificielles de la Ville ont rendu invisible, celle de la Toussaint "qui révèle la vérité du pays". Des confins de l'Aube et de l'Yonne aux montagnes du Chablais, c'est toujours le ciel, la même voie lactée, et le silence de la nuit.
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Un peu d'élevage, beaucoup de céréales dans ces vallées des confins de l'Aube et de l'Yonne, et aux flancs de ces petites collines coiffées en leur sommet d'un bouquet d'arbres qu'on ose parfois appeler forêts. Á première vue un pays sans eau vive ni marais ; quelques ruisseaux paisibles pourtant, où l'on va chercher l'ombre en été. Des lignes douces, qui suivent la courbure du sol, dessinent le paysage agricole. Lignes plus grasses : ces chemins blancs de calcaire, au milieu desquels les roues des tracteurs laissent se développer une trace verte, axe de symétrie fait d'herbe, et de fleurs sauvages au printemps.
Absente inexplicable, l'eau contemplative des étangs dont parle Huysmans, qui n'a rien de commun avec celle des torrents ou des fleuves, mais a simplement pour fonction, là où elle est, " d'observer le silence et de réfléchir à l'infini le ciel". Car si les gens d'ici ne le savent pas toujours, le ciel est présent, intensément présent au-dessus de ces terres dépeuplées, que croyaient même inhabitables les voyageurs des lendemains de la guerre de Cent ans.
Depuis quelques années de nouveaux habitants y rejoignent les derniers cultivateurs, mettent un peu plus de champ entre la ville où ils travaillent, et le village qu'ils habitent. Les lotissements y fleurissent, pousses jaunâtres d'un printemps de béton. Peuplées d'assistantes médicales et d'employés de la Mutualité sociale agricole, ces maisons de plain-pied, le plus souvent posées au milieu de la parcelle, exhalent un parfum mélangé de diffuseur pour sanitaires et de pantalon de sport. Les derniers arrivés se juxtaposent avec plus ou moins de bonheur aux anciens : eux qui sont venus ici pour quitter le voisinage trop pressant des villes ne cherchent pas plus que de raison la rencontre, circulent de préférence en voiture.
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Pays sans qualité, dira le touriste égaré. Mais qui réfute Pascal en cela qu'il se fait aimer pour lui-même — ni pour sa beauté, ni pour sa richesse. Pour sa mémoire peut-être, mais ici comme ailleurs mémoire et identité se confondent. Á mesure qu'on s'éloigne de la Ville, c'est la permanence de l'espace dans le temps qui frappe. La lecture des cadastres anciens y révèle au cours des siècles d'infimes modifications de parcelles, de chemins communaux. Çà et là, on a repoussé la forêt de quelques dizaines de mètres ou changé la courbe d'un sentier — à moins que ce soit l'erreur de l' arpenteur. Bestioles et bêtes à plumes et à pelage semblent y revivre ce que leurs ancêtres ont toujours vécu.
On citera par acquis de conscience la lumière des nuits d'août, la voie lactée parfois impériale, les étoiles filantes, les rares processions de l'Assomption auxquelles ont succédé, depuis le repeuplement du village par des enfants qui firent rouvrir l'école, leurs équivalents laïcs du 14 juillet — lampions et marche joyeuse vers le buste de Marianne. Indubitablement, l'été y peut être aussi lumineux, ou presque, qu'ailleurs. Mais l'essentiel n'est pas là.
L'essentiel est autre part, ou plus tard. C'est la Toussaint qui dévoile la vérité du pays, et peut-être sa façon propre, sans artifice et sans décorum, de raconter la Gloire de Dieu. Comme le crachin révèle l'odeur de la terre, la lumière rase des alentours de l'hiver dit la nature des objets. Á la façon d'une chambre an-échoïque où le son ne se réverbère pas, cette lumière qui produit si peu d'ombre laisse les choses dans leur nudité, haies de charme sans feuilles, mousses diaphanes qui tremblent imperceptiblement dans la brise ou dans la brume. C'est alors qu'il faut se laisser prendre à l'austérité des cimetières du pays, dépourvus d'arbres et qui ne cachent rien de ce que la mort a d'âpre et paisible, de ce désert si proche de nous qui, patiemment, nous attend.
De tout temps on peut retrouver ici, en s'éloignant à peine des villages pourvu qu'on ait envie de le trouver, ce qu'on ne trouve plus ailleurs : la nuit. La nuit sans néon ni phare, sans enseigne clignotante ni démarrage de moto : la nuit, silencieuse à sa façon, pleine des bruits des bois. Et quand bien même on aurait perdu depuis longtemps la naïveté de confondre le silence avec la paix du cœur, ce silence-là reste rempli de promesses.
Nathanaël Dupré La Tour, Au seuil du monde ( Éditions Le Félin, 2013) pp. 12-15.
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