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mercredi, 29 avril 2015

Un temps pour toute chose

 

Bernard2(1).jpg

Bernard Lacroix enfant.

(Photographie: archives de la famille Lacroix)

 

 

 

 

" Il y a un moment pour tout et un temps pour toute chose sous le ciel.

Un temps pour enfanter,

et un temps pour mourir;

un temps pour planter,

et un temps pour arracher le plant.

Un temps pour tuer,

et un temps pour guérir;

un temps pour détruire,

et un temps pour bâtir.

Un temps pour pleurer,

et un temps pour rire;

un temps pour gémir,

et un temps pour danser."

 

Ecclésiaste, 3, 1-4

 

*

 

Il fallait un temps de silence sur ce blog, un temps de recueillement, le temps du deuil, des deuils. Après Jean Lacroix, après Bernard, c'est Joseph Lacroix, agriculteur à Fessy, qui nous a quittés le dimanche 19 avril. En moins d'un an, les trois cousins sont partis l'un après l'autre, comme s'ils s'étaient donné le mot, après avoir partagé les joies et les peines de leurs dernières années puisque Jean était revenu au village pour sa retraite. Ils resteront unis dans nos cœurs comme ils le furent dans leur vie.

Il y a donc un "avant" et un "après" pour ce blog.

Bernard aura eu le temps de le découvrir. En juin 2014, grâce à l'aimable complicité d'une animatrice de la maison de retraite qui avait mis un ordinateur à notre disposition, Jean-Michel et moi lui avions montré cet espace virtuel consacré à son œuvre. Il n'en revenait pas, lui qui n'avait jamais touché un ordinateur de sa vie! Jean Lacroix lisait ce blog, Joseph, peut-être aussi... Comme l'a rappelé Jean-Claude Fert, Bernard a créé jusqu'au dernier moment, tant que ses forces le lui ont permis. Aujourd'hui, son œuvre est accomplie.

Nous sommes désormais dans le temps posthume, le temps d'une autre vie pour l'œuvre de Bernard, le temps d'une autre présence, plus forte que l'absence.

 

*

 

Bernard Lacroix ne laisse pas, comme nous l'avons lu dans un article du Messager, un héritage "idéologique". Une idéologie est un système d'idées, de croyances, de valeurs, le plus souvent désigné par un mot en "isme" : progressisme, conservatisme, passéisme, socialisme, communisme, libéralisme, écologisme, islamisme, sionisme, féminisme, et j'en passe... Les idéologies modernes, nées au XVIIIe siècle, ne sont rien d'autre que des systèmes d'idées, des outils pour exercer un pouvoir, agir dans le champ social et politique. Un artiste, un véritable artiste tel que l'était Bernard, c'est précisément, comme le pensaient les plus grands poètes, Charles Baudelaire, Arthur Rimbaud, un être singulier, désengagé, "dégagé" en ce sens qu'il n'a cure du pouvoir sur les choses, les êtres, le monde. S'il agit, c'est dans un autre ordre que l'ordre social. Comme l'écrit Maxence Caron, "la dimension de l'art est celle de l'âme, et la dimension de l'âme excède celle du monde ; être artiste, c'est donc préserver un espace de retraite propre à l'absence d'implication dans les glus du monde (1)". Bernard Lacroix ne s'est jamais impliqué dans les "glus du monde", il n'a jamais désiré le moindre pouvoir, il n'a jamais cherché à changer la société, laissant cette prétention aux pseudo artistes autoproclamés "engagés" dont l'engagement n'est le plus souvent qu'une vitrine publicitaire. L'artiste n'est ni un gourou, ni un homme politique, ni un leader social, ni un philosophe, encore moins un idéologue. C'est un esprit libre de toute allégeance. Son héritage est d'ordre spirituel.

Bernard Lacroix a d'ailleurs écrit lui-même son testament noir sur blanc, dans son tout premier recueil poétique, Petites choses d'hiver :

 

" Le poète

C'est celui qui rit pour ceux qui ne rient pas,

Qui pleure pour ceux qui ne pleurent pas.

 

Le poète

C'est celui qui porte la joie

Et la croix des autres..."

 

Porter la joie et la croix des autres : c'est là tout le contraire de la fonction idéologique. Le poète, l'artiste porte : il assume ce que les idéologies quelles qu'elles soient, l'action politique et l'action sociale quelles qu'elles soient, ne sont pas en mesure d'assumer. La poésie, la peinture, la sculpture, la musique, ne changent pas le monde, elles créent un monde, un espace de liberté dégagé de la pesanteur du monde social.

Il faut faire attention aux mots qu'on emploie. Les mots peuvent trahir même quand on n'en a pas l'intention.

Nous continuerons d'arpenter, sur ce blog, le monde que Bernard nous a laissé, d'en explorer la richesse et la beauté. Notre seul "engagement" : le vœu de fidélité.

 

Élisabeth Bart-Mermin

 

(1) Maxence Caron, De l'art comme résistance à l'implication politique ( Éditions Séguier, 2015) pp. 93-94.

 

 

 

 

 

 

 

 

jeudi, 05 mars 2015

Le motif du papillon dans quatre poèmes de Bernard Lacroix

hokusai, pivoines et papillon.jpg

Hokusai, Pivoines et papillon

 

 

 

 

 

Le motif du papillon revient dans quatre poèmes de Bernard Lacroix :

 

Le papillon (Petites choses d'hiver)

Le papillon (L'herbier du temps)

Papillon de nuit (L'herbier du temps)

La lumière (Reflets oubliés)

 

 

 

 Ce motif est très ancien, il apparaît dans les enluminures médiévales du IXe au XVe siècle, on le trouve, par exemple,  dans ce Livre d'heures où il est associé à des fleurs et à des fruits :

 

 

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Livre d'Heures d'Hastings, vers 1470

 

 

Á la même époque, il figure en ornement et toile de fond des portraits, ainsi dans ce célèbre tableau qu'on peut voir au musée du Louvre :

 

Pisanello, princesse d'Este.jpg

Pisanello, Portrait d'une princesse de la maison d'Este (XVe siècle)

 

 

Au XVIIe siècle, le motif du papillon est omniprésent dans les natures mortes de la peinture européenne, en particulier dans les peintures flamande et hollandaise. Il est souvent  associé au thème des Vanités, ces natures mortes de l'art baroque qui évoquent la fuite du temps, le memento mori : flammes de bougies, clepsydres, sabliers, crânes humains, livres écornés, fleurs fanées, rappellent à l'homme qu'il est mortel et qu'il doit penser à son Salut. Il apparaît aussi  dans des natures mortes purement ornementales, tel ce bouquet de fleurs d'un peintre flamand :

 

 

PapillonsPilipsDeMarlier1640.jpg

Philips de Marlier, Nature morte, 1640.

 

 

 

 Comme on le voit à travers ces exemples, le papillon n'est jamais représenté dans la nature. Bien qu'il soit figuré de façon réaliste,  c'est un motif qui appartient à la symbolique chrétienne : il symbolise l'éphémère, la fuite du temps, mais aussi et surtout la destinée de l'âme et la résurrection.

 

*

 

En revanche, dans les quatre poèmes de Bernard Lacroix, le papillon est d'abord représenté dans la nature. D'un poème à l'autre, le regard passe de l'observation à la contemplation et de la contemplation à la symbolique.

Dans le poème Le papillon qui  ouvre le recueil le plus ancien, Petites choses d'hiver,  le poète capte la légèreté et la grâce du papillon à travers la personnification des blés :

 

"Heureux le papillon

Dont la seule besogne

Est de se poser sur le cou frêle des moissons".

 

Dans L'herbier du temps, le rythme du poème et le lexique de l'inconstance tracent les courbes elliptiques du vol du papillon :

 

"Partagé entre le jour et la nuit,

Indécis, inconstant, instable...

[...]

Hésitant sans cesse contre la mort et la vie"

 

Le papillon nous apparaît comme une merveille de la nature, une créature libérée de la pesanteur qui accable l'humanité :

 

" Il ne connaît des saisons que le soleil,

Des fleurs que le parfum,

De la vie que l'amour."

 

Mais sa vie est éphémère, son apparition aussi brève que la belle saison, fugace comme le bonheur et l'amour, c'est pourquoi il a trouvé sa place parmi les Vanités, symbole de la fuite du temps :

 

" Laissez le fillettes bleues,

Laissez le vivre sa chance :

Une joie passe,

Un sourire s'envole,

Un été s'en va..."

 

Dès lors, s'identifiant au papillon, le poète réactive la symbolique chrétienne : le papillon devient le symbole de l'âme en quête de la lumière divine, de la vie éternelle.

Au motif du papillon diurne, voletant heureux et libre sur les blés et les fleurs, se substitue celui du papillon nocturne, symbole de l'âme humaine, fragile et vulnérable, l'un de ceux qu'on retrouve

"Collés à la fenêtre au petit matin,

Tués par cette autre vie qu'ils ont tant cherchée"

 

En peu de mots, le poète dit la difficulté du combat spirituel, "aussi brutal que la bataille d'hommes" comme l'écrivait Arthur Rimbaud. Combat où le papillon de nuit n'a aucune chance, lui qui meurt d'approcher la lumière et la cherche pourtant, combat qui épuise l'homme :

 

" Papillon de nuit,

Je cherche désespérément la lumière

Et puis, quand elle est là,

Trop fatigué pour la prendre,

Je m'endors."

 

Bernard Lacroix pénètre au plus profond du mystère de la foi. L'âme de l'homme désire la lumière divine comme le papillon de nuit désire la lumière :

 

"Je voudrais mourir d'éblouissement

Comme ces papillons"

 

Si ce désir paraît une folie dans notre société occidentale matérialiste, il témoigne pourtant de la liberté de l'homme qu'une vie vouée aux biens matériels ne comble pas. L'homme est libre de chercher et d'aimer Dieu, de Le chercher au risque de se perdre, comme nous le rappellent aujourd'hui les chrétiens d'Orient qui choisissent l'exil ou le martyre plutôt que de renoncer à leur foi. 

La beauté du papillon, célébrée par les peintres et les poètes, porte l'Espérance de la vie éternelle, symbole de l'âme humaine que la barbarie totalitaire ne pourra jamais anéantir.

 

 

Élisabeth Bart-Mermin