dimanche, 22 novembre 2015
De l'art populaire aux arts et traditions populaires, 2
Canne de berger. Bois sculpté et verni. XIX e siècle? ( 86,5x12,5x4cm)*
La forme de la branche d'origine a été exploitée afin d'obtenir ce visage quelque peu mystérieux : lutin ou esprit sylvain tiré d'une croyance ou d'un conte populaire? Outre son aspect esthétique soigné, la forme de cette tête assure une très bonne prise en main.
Rappel :
De l'art populaire aux arts et traditions populaires, 1
L'évaluation des objets (suite)
L'ethnologue français Jean Cuisenier distingue les qualités d'ustensilité ( la dimension pratique, fonctionnelle) et la plasticité ( configuration et esthétique de l'objet) et montre la différence de points de vue selon l'évaluateur. Le premier point de vue souligne un décalage entre l'évaluation de l'usager d'origine et du destinataire final :
" C'est nous, observateurs appartenant à une culture différente , qui découvrons à l'objet une qualité plastique propre. Souvent, on ne sait pas à quoi il sert, on considère alors seulement la forme. Elle traverse sa réalité et néglige son ustensilité pour ne retenir que sa plasticité." (1)
Cuisenier propose d'autres niveaux d'analyse selon ces critères, qui permettent une répartition des objets. Par exemple, l'usager d'origine recherche la qualité plastique seulement lorsque la qualité d'usage a été obtenue. Cette dernière est prioritaire. L'accord de l'utile et du beau est alors autant apprécié par l'usager que le collectionneur, l'observateur ou le conservateur de musée, désignés comme "destinataires finaux". Dans d'autres cas, chacun des critères est variablement valorisé : le créateur décide de privilégier l'un ou l'autre aspect. Enfin, l'œuvre populaire est parfois entièrement étrangère au domaine de l'utile : il s'agit des objets relatifs aux croyances ( objet de culte, de dévotion), d'agrément ou d'ornementation.
Avec des notions complémentaires, le sociologue américain Howard Becker propose une mise en garde similaire : le fabricant d'un objet est rarement lié directement à un contexte artistique et ne l'a pas nécessairement conçu lui-même comme une œuvre d'art. Pour qu'il soit considéré comme tel, il faut ce que Becker appelle un baptême. Le baptême fait l'œuvre et nécessite qu'un "monde de l'art" donne son statut d'œuvre à l'objet : " Les œuvres [ d'art populaire ] sont rarement tenues pour de l'art par ceux qui les font ou qui s'en servent. Leur valeur artistique est découverte après coup, par des gens étrangers à la communauté où elles ont été produites . " (2)
En définitive, c'est un ensemble de jugements qui entre en jeu autour des objets d'art populaire : qu'on les considère comme des œuvres ou comme des objets quotidiens, ils témoignent du passé et à ce titre méritent toute notre attention. Ils sont beaux, et mobilisent notre affectif ; ils nous touchent par leur simplicité, leur caractère et leur singularité. Du plaisir qu'il y a eu à les fabriquer, il y a le plaisir de les garder, afin que subsiste le plaisir de les regarder.
Frédéric Colomban, Catalogue de l'exposition La fabrique du quotidien (2011)
Notes :
(1) Jean Cuisenier, L'art populaire en France : rayonnements, modèles et sources (Fribourg, Office du livre, 1975) p. 26
(2) Howard S. Becker, Les mondes de l'art ( Paris, Flammarion, 1988) p. 255.
Boîte de colporteur. Bois gravé. XIX e siècle? ( 13x40,7x41 cm)*
Arpentant les villages, le colporteur proposait tout type de marchandises. Le Savoyard se ravitaillait à Genève, Cluses, Sallanches, Taninges... et colportait le plus souvent en France, en Allemagne ou en Suisse, tandis que la Savoie était parcourue par ceux des régions voisines.
* Photographies : catalogue de l'exposition La fabrique du quotidien, domaine de Rovorée, Yvoire, 2011.
samedi, 14 novembre 2015
De l'art populaire aux arts et traditions populaires, 1
Clocher de joug. Bois assemblé et gravé ; métal doré, XXe siècle? (54x11x11 cm)*
Avant tout œuvre de prestige, il était placé sur le joug des bœufs lors des grandes occasions telles que les processions ou les fêtes.
Rappel :
L'art populaire est généralement associé à un ensemble d'objets inscrits dans un territoire, empreints d'une certaine modestie ou de naïveté, fabriqués par un artisan autodidacte inconnu dont la spontanéité et l'humour séduisent. L'expression "art populaire" suggère la réalisation d'objets hors du champ artistique institutionnel et leur fréquente inscription dans un passé rural. Mais la notion reste difficile à préciser notamment parce qu'elle réunit deux concepts vertigineux : l'art et le peuple.
L'objet d'art populaire évolue dans une sphère culturelle assez floue où s'entremêlent l'art et la culture. Bien souvent, c'est un objet du quotidien, de la maison ou des champs, dont le statut va osciller sous un regard contemporain entre celui d'œuvre artistique décorative et celui d'objet témoin : certes, cette plaque à beurre est habilement décorée , mais elle permet aussi d'illustrer le contexte social de son utilisation, de témoigner d'une pratique particulièrement localisée, très différenciée d'une vallée alpine à une autre ; les producteurs de beurre gravaient une combinaison de décors qui attestaient la propriété de leurs produits.
Au début du XXe siècle les objets relatifs aux pratiques rurales, aux croyances et aux savoirs populaires commençaient déjà à disparaître, il importait de collecter et de sauvegarder. La question de catégoriser les objets collectés dans le domaine de l'art ou de l'ethnographie s'est alors posée. Á sa création en 1937, le Musée national des Arts et Traditions populaires y répondit en reprenant dans son appellation les deux dimensions : art et témoignage culturel s'unissaient sous l'expression consacrée d'arts et traditions, tout en soulignant le caractère mémoriel de l'ensemble de ces objets.
Il est important de mesurer toutes les variations qui prennent place dans l'évaluation des objets. Il s'agit de tracer la trajectoire, généralement aléatoire, de l'objet d'art populaire et l'évaluation qui en a été faite par les spécialistes ou les collectionneurs. On imagine que le rabot du grand-père a gagné sa place au musée sous l'impulsion d'un amateur éclairé, d'un collectionneur passionné ou d'un conservateur spécialisé. Le message effectivement porté par une œuvre d'art populaire fluctue : les valeurs matérielles, historiques ou spirituelles sont mouvantes, autant que les contextes. Aujourd'hui, nous jugeons les proportions et le galbe de cette luge. Rien ne nous permet d'affirmer que le jugement était le même dans son contexte d'utilisation. Et peut-être que les enfants la délaissaient parce qu'une autre luge glissait mieux ou permettait d'accueillir plus de camarades à son bord. Nous apprécions la qualité artistique de l'objet mais nous ne pouvons préjuger de l'intention de son auteur.
Frédéric Colomban, co-commissaire de l'exposition La fabrique du quotidien, catalogue de l'exposition (2011)
(à suivre...)
Luge. Bois, fer forgé. XXe siècle *
Jambe de bois. Bois ; fer forgé; cuir.XXe siècle (105x20x34 cm)*
Selon Bernard Lacroix, Théophile Trincat de Saint-Paul-en-Chablais, revenu amputé de la "guerre de 14", se serait fabriqué lui-même cette prothèse. L'homme se serait plu à dire, parlant de son infirmité : "Heureusement! Sinon, à la pêche, je me mouillerais les deux pieds!"
* Photographies : catalogue de l'exposition La fabrique du quotidien, art populaire alpin, Domaine de Rovorée, Yvoire (2011)