Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

dimanche, 22 novembre 2015

De l'art populaire aux arts et traditions populaires, 2

art populaire,exposition la fabrique du quotidien,domaine de rovorée yvoire,frédéric colomban,ethnographie alpine,jean cuisenier

Canne de berger. Bois sculpté et verni. XIX e siècle? ( 86,5x12,5x4cm)*

La forme de la branche d'origine a été exploitée afin d'obtenir ce visage quelque peu mystérieux : lutin ou esprit sylvain tiré d'une croyance ou d'un conte populaire? Outre son aspect esthétique soigné, la forme de cette  tête assure une très bonne prise en main. 

 

 

 

 

Rappel :

 

Bernard Lacroix en son musée

De l'art populaire aux arts et traditions populaires, 1

 

 


L'évaluation des objets (suite)

 

L'ethnologue français Jean Cuisenier distingue les qualités d'ustensilité ( la dimension pratique, fonctionnelle) et la plasticité ( configuration et esthétique de l'objet) et montre la différence de points de vue selon l'évaluateur. Le premier point de vue souligne un décalage entre l'évaluation de l'usager d'origine et du destinataire final :

" C'est nous, observateurs appartenant à une culture différente , qui découvrons à l'objet une qualité plastique propre. Souvent, on ne sait pas à quoi il sert, on considère alors seulement la forme. Elle traverse sa réalité et néglige son ustensilité pour ne retenir que sa plasticité."  (1)

 

Cuisenier propose d'autres niveaux d'analyse selon ces critères, qui permettent une répartition des objets. Par exemple, l'usager d'origine recherche la qualité plastique seulement lorsque la qualité d'usage a été obtenue. Cette dernière est prioritaire. L'accord de l'utile et du beau est alors autant apprécié par l'usager que le collectionneur, l'observateur ou le conservateur de musée, désignés comme "destinataires finaux". Dans d'autres cas, chacun des critères est variablement valorisé : le créateur décide de privilégier l'un ou l'autre aspect. Enfin, l'œuvre populaire est parfois entièrement étrangère au domaine de l'utile : il s'agit des objets relatifs aux croyances  ( objet de culte, de dévotion), d'agrément ou d'ornementation.

 

Avec des notions complémentaires, le sociologue américain Howard Becker propose une mise en garde similaire : le fabricant d'un objet est rarement lié directement à un contexte artistique et ne l'a pas nécessairement conçu lui-même comme une œuvre d'art. Pour qu'il soit considéré comme tel, il faut ce que Becker appelle un baptême. Le baptême fait l'œuvre et nécessite qu'un "monde de l'art" donne son statut d'œuvre à l'objet : " Les œuvres [ d'art populaire ] sont rarement tenues pour de l'art par ceux qui les font ou qui s'en servent. Leur valeur artistique est découverte après coup, par des gens étrangers à la communauté où elles ont été produites . " (2)

 

En définitive, c'est un ensemble de jugements qui entre en jeu autour des objets d'art populaire : qu'on les considère comme des œuvres ou comme des objets quotidiens, ils témoignent du passé et à ce titre méritent toute notre attention. Ils sont beaux, et mobilisent notre affectif ; ils nous touchent par leur simplicité, leur caractère et leur singularité. Du plaisir qu'il y a eu à les fabriquer, il y a le plaisir de les garder, afin que subsiste le plaisir de les regarder.

 

Frédéric Colomban, Catalogue de l'exposition La fabrique du quotidien (2011)

 

Notes :

(1) Jean Cuisenier, L'art populaire en France : rayonnements, modèles et sources (Fribourg, Office du livre, 1975) p. 26

(2) Howard S. Becker, Les mondes de l'art  ( Paris, Flammarion, 1988) p. 255.

 

 

 

art populaire,exposition la fabrique du quotidien,domaine de rovorée yvoire,frédéric colomban,ethnographie alpine,jean cuisenier

Boîte de colporteur. Bois gravé. XIX e siècle? ( 13x40,7x41 cm)*

Arpentant les villages, le colporteur proposait tout type de marchandises. Le Savoyard se ravitaillait à Genève, Cluses, Sallanches, Taninges... et colportait le plus souvent en France, en Allemagne ou en Suisse, tandis que la Savoie était parcourue par ceux des régions voisines.

 

* Photographies : catalogue de l'exposition La fabrique du quotidien, domaine de Rovorée, Yvoire, 2011.

 

 

samedi, 14 novembre 2015

De l'art populaire aux arts et traditions populaires, 1

numérisation0002.jpg

Clocher de joug. Bois assemblé et gravé ; métal doré, XXe siècle? (54x11x11 cm)*

Avant tout œuvre de prestige, il était placé sur le joug des bœufs lors des grandes occasions telles que les processions ou les fêtes.

 

 

 

 

Rappel :

Á propos de l'art populaire

 

                                                                  

 

 

L'art populaire est généralement associé à un ensemble d'objets inscrits dans un territoire, empreints d'une certaine modestie ou de naïveté, fabriqués par un artisan autodidacte inconnu dont la spontanéité et l'humour séduisent. L'expression "art populaire" suggère la réalisation d'objets hors du champ artistique institutionnel et leur fréquente inscription dans un passé rural. Mais la notion reste difficile à préciser notamment parce qu'elle réunit deux concepts vertigineux : l'art et le peuple.

L'objet d'art populaire évolue dans une sphère culturelle assez floue où s'entremêlent l'art et la culture. Bien souvent, c'est un objet du quotidien, de la maison ou des champs, dont le statut va osciller sous un regard contemporain entre celui d'œuvre artistique décorative et celui d'objet témoin : certes, cette plaque à beurre est habilement décorée , mais elle permet aussi d'illustrer le contexte social de son utilisation, de témoigner d'une pratique particulièrement localisée, très différenciée d'une vallée alpine à une autre ; les producteurs de beurre gravaient une combinaison de décors qui attestaient la propriété de leurs produits.

Au début du XXe siècle les objets relatifs aux pratiques rurales, aux croyances et aux savoirs populaires commençaient déjà à disparaître, il importait de collecter et de sauvegarder. La question de catégoriser les objets collectés dans le domaine de l'art ou de l'ethnographie s'est alors posée. Á sa création en 1937, le Musée national des Arts et Traditions populaires y répondit en reprenant dans son appellation les deux dimensions : art et témoignage culturel s'unissaient sous l'expression consacrée d'arts et traditions, tout en soulignant le caractère mémoriel de l'ensemble de ces objets.

Il est important de mesurer toutes les variations qui prennent place dans l'évaluation des objets. Il s'agit de tracer la trajectoire, généralement aléatoire, de l'objet d'art populaire et l'évaluation qui en a été faite par les spécialistes ou les collectionneurs. On imagine que le rabot du grand-père a gagné sa place au musée sous l'impulsion d'un amateur éclairé, d'un collectionneur passionné ou d'un conservateur spécialisé. Le message effectivement porté par une œuvre d'art populaire fluctue : les valeurs matérielles, historiques ou spirituelles sont mouvantes, autant que les contextes. Aujourd'hui, nous jugeons les proportions et le galbe de cette luge. Rien ne nous permet d'affirmer que le jugement était le même dans son contexte d'utilisation. Et peut-être que les enfants la délaissaient parce qu'une autre luge glissait mieux ou permettait d'accueillir plus de camarades à son bord. Nous apprécions la qualité artistique de l'objet mais nous ne pouvons préjuger de l'intention de son auteur.

 

Frédéric Colomban, co-commissaire de l'exposition La fabrique du quotidien, catalogue de l'exposition (2011)

 

(à suivre...)

 

 

numérisation0004.jpg

Luge. Bois, fer forgé. XXe siècle *

 

 

 

 

art populaire,exposition la fabrique du quotidien,domaine de rovorée yvoire,frédéric colomban,ethnographie alpine

Jambe de bois. Bois ; fer forgé; cuir.XXe siècle (105x20x34 cm)*

Selon Bernard Lacroix, Théophile Trincat de Saint-Paul-en-Chablais, revenu amputé de la "guerre de 14", se serait fabriqué lui-même cette prothèse. L'homme se serait plu à dire, parlant de son infirmité : "Heureusement! Sinon, à la pêche, je me mouillerais les deux pieds!"

 

 

 

 

 

 

 

* Photographies : catalogue de l'exposition La fabrique du quotidien, art populaire alpin, Domaine de Rovorée, Yvoire (2011)

 

 

 

 

 

 

 

lundi, 20 octobre 2014

A propos de l'art populaire

 

cultures traditionnelles, art populaire alpin, exposition la fabrique du quotidien, jean guibal

Chauffeuse. Collection Bernard Lacroix.

Bois gravé et assemblé, XXème siècle (1)

 

 

 

 

Rappel :

 

Rencontre avec deux collectionneurs, Bernard Lacroix et Jean-Marc Jacquier

Le projet européen Traditions actuelles

Jean-Marc Jacquier et les "musiques vertes"

La musique

 

 

Nous publions ici l'avant-propos de Jean Guibal  au catalogue de l'exposition La fabrique du quotidien, art populaire alpin qui s'est tenue en 2011 à la Châtaignière-Rovorée, près d'Yvoire. Ce texte invite à une réflexion sur les cultures traditionnelles et sur la notion d'art populaire. L'association Les amis de Bernard Lacroix entend bien mener cette réflexion. Au fil des mois à venir, nous publierons d'autres articles sur ces questions.

 

*

 

En notre siècle de "patrimonialisation", rien n'est plus nécessaire que la lucidité et le recul pour conduire des collectes, constituer des collections publiques, traduire en direction des publics les interrogations que soulève cette attention ( que l'on dit excessive) que nous portons au passé. Il ne s'agit pas en effet de rassembler des objets fétiches, ni d'idéaliser les périodes qui nous ont précédés : peu d'entre elles seraient enviables pour le commun de nos contemporains. Il ne s'agit pas non plus de valoriser des cultures par rapport à d'autres, a fortiori de les comparer ou de les opposer (le risque n'est jamais loin de réveiller les identités locales quelque peu... agressives).

Il faut plutôt considérer, très modestement, que le patrimoine se définit d'abord par le regard que l'on porte sur ces témoignages qui demeurent des périodes passées – témoignages qui nous sont parvenus au prix d'une sélection "naturelle" pour le moins aléatoire. La question se pose pour tous les patrimoines ; mais de façon plus sensible encore pour le patrimoine dit "populaire". Celui-ci, pour trouver sa juste place dans les politiques culturelles doit constamment revendiquer sa légitimité ( ce pourquoi il a tant besoin d'une référence à l'art!) , quand les patrimoines artistique, monumental ou archéologique sont par définition légitimes. La disparition du Musée national des Arts et Traditions Populaires, le transfert des collections du Musée de l'Homme vers un musée d'art (du Quai Branly), la fermeture du Musée des Arts d'Afrique et d'Océanie, sont autant d'exemples pour confirmer cette discrimination, toute française.

Fort heureusement, des collectivités territoriales ont construit ou acquis de longue date des collections ethnographiques et conduisent des politiques de valorisation actives : les musées en région constituent un réseau d'une rare efficacité pour rendre compte de la diversité culturelle dont est constituée la nation française.

En Haute-Savoie, les collections Lacroix et Jacquier – tous les amateurs attendent de cette dernière sa section la plus rare, consacrée à l'ethnomusicologie, en cours d'inventaire – forment une part importante du legs que les sociétés alpines nous ont transmis ; Grenoble avec Müller, Genève avec Amoudruz, Aoste avec Cerise et Brocherel, etc. ont à gérer semblable héritage.

Dès lors, les interrogations que proposent les concepteurs de l'exposition que prolonge le présent ouvrage viennent parfaire ce regard porté sur les cultures traditionnelles alpines. Nul objet, si significatif ou symbolique soit-il, ne peut prétendre rendre compte d'un fait social ; du moins peut-on l'interroger, ou s'interroger sur ses fonctions, ses usages, ses significations, et ainsi approcher les savoir-faire, les goûts, les intérêts et quelquefois jusqu'aux valeurs profondes des hommes et des femmes qui les ont créés et utilisés. Cette exposition s'y emploie, sous un regard tout à la fois novateur et sensible, éclairant cet "ordinaire hors du commun" qui constitue, à travers les Alpes, notre patrimoine collectif.

 

Jean Guibal

Conservateur en chef du patrimoine.

Musée dauphinois, Grenoble

Catalogue de l'exposition La fabrique du quotidien, art populaire alpin (2011) p.2

 

*

 

(1) Chauffeuse figurant dans l'exposition La fabrique du quotidien. Ce siège bas, destiné au travaux des femmes près du foyer, se rapporte au type de "chaise-selle" spécifique au Chablais. Elle est décorée d'une demi-rouelle et d'une demi-rosace, ainsi que de dents de loup.

 

Quelques autres objets de la collection Bernard Lacroix figurant dans l'exposition :

 

 

 

cultures traditionnelles, art populaire alpin, exposition la fabrique du quotidien, jean guibal

Canne de berger. Bois sculpté, gravé et doré, XXème siècle.

Ornée des 14 stations du chemin de croix, cette canne aurait été sculptée dans la région de Morzine. Initiée par un berger et continuée par ses descendants, elle a finalement été confiée à Bernard Lacroix.

 

 

 

cultures traditionnelles, art populaire alpin, exposition la fabrique du quotidien, jean guibal

Joug de procession. Bois sculpté polychrome. XXème siècle?

Le joug double était utilisé pour atteler des bœufs. En Savoie, le joug des cornes (placé sur la nuque, derrière les cornes) était souvent couplé avec un joug de garrot. Celui-ci devait être porté par les plus belles bêtes les jours de fête et de procession.

 

 

 

cultures traditionnelles,art populaire alpin,exposition la fabrique du quotidien,jean guibal

Égouttoir à vaisselle et cuillères. Bois assemblé et sculpté. XIXème siècle?

Les cuillères en bois sont les ustensiles les plus modestes.Les Baujous (habitants des Bauges) avaient acquis une certaine réputation dans la fabrication de vaisselles et couverts en bois, donnant ainsi naissance à l'expression "l'argenterie des Bauges".