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lundi, 19 décembre 2016

Paysages, bêtes et gens du Chablais d'en haut, d'en bas et au-delà, de Bernard et Jean-Michel Lacroix

 

Bernerd Lacroix, Jean-Michel lacroix, Chablais,Cristina campo

 

 

 

 

 

 

Aorès une longue interruption, remise en une d'une note publiée sur ce blog en juin 2012, consacrée à un recueil de croquis de Bernard Lacroix légendés par Jean-Michel.

 

 

*

 

 

" Il fut un temps où le poète était là pour nommer les choses: comme pour la première fois, nous disait-on lorsque nous étions enfants, comme au jour de la Création. Aujourd'hui, il ne semble là que pour prendre congé d'elles, pour les rappeler aux hommes, avec tendresse et affliction, avant qu'elles ne s'éteignent. Pour écrire leurs noms sur l'eau: et peut-être sur cette forte houle qui les aura bientôt englouties."

Cristina Campo, Les Impardonnables¹

 

 

 

Il est des parentés invisibles entre des poètes qui ne se sont pas connus. J'entends par "poète" le serviteur du Verbe, l'amant de la Beauté et de la Vérité.Bernard Lacroix est de ceux-là, que Cristina Campo (1923-1977), immense poétesse italienne, nommait Les Impardonnables, ces poètes d'aujourd'hui qui ne se résignent pas à la perte de la beauté des êtres et des choses dans notre monde entièrement soumis aux chiffres, aux calculs. Artiste, poète, collectionneur, Bernard, comme Cristina, n'aura cessé de rappeler les choses aux hommes, avec tendresse, affliction et humour, ou de les dessiner "sur l'eau" dans un recueil intitulé Croquis Minute, avec la complicité de son neveu et filleul Jean-Michel Lacroix, qui les interprète en quelques phrases lapidaires comme il sied à un poète tailleur de pierres.

Ces croquis pris sur le vif de l'instant ou de la mémoire enchantent parce qu'ils nous disent quelque chose de ce que fut l'âme chablaisienne, inscrite dans les Paysages, bêtes et gens du Chablais d'en haut, d'en bas et au-delà². Cette âme est-elle encore vivante, à l'heure de la mondialisation? Nous n'en savons rien même si nous reconnaissons dans ces croquis des choses éternelles ou d'autres qui perdurent: nos montagnes et nos vallées, nos toits de lauzes, nos bêtes familières, les voiles sur le lac... Ce ne sont pas les croquis d'un ethnologue mais ceux d'un artiste qui regarde avec ses oreilles, écoute avec ses yeux, restitue d'un trait rapide l'émotion suscitée par la danse des mouettes dans le ciel, chorégraphie légère, musicale, au-dessus de la maison du pêcheur, toujours là, à Nernier. En voix off, Jean-Michel suggère avec humour la scène qui n'est pas montrée ( dans le monde des poètes, les bêtes parlent) :" Voilà la barque qui revient/ Chargée de surprises et de friandises/ On lui laissera la féra". Éternelles, aussi, les abeilles, bien qu'elles soient menacées par les fléaux de la modernité, comme le sait notre tailleur de pierres apiculteur. Dans un croquis très stylisé, les "avouilles" sont jetées sur la page blanche telles une multitude de hiéroglyphes vivants, leurs antennes tournées vers "l'apier³" noir et rond comme l'entrée d'un four à pain. On croit entendre leur bourdonnement, venu de si loin, du fond des âges. Les abeilles ont-elles une âme, ou du moins une prescience, elles qui ont traversé l'âge glaciaire puis les siècles des siècles jusqu'à nous? Alice Burgniard le croyait, selon une anecdote que m'a rapportée Jean-Michel: la veille de la déclaration de la seconde guerre mondiale, ses abeilles avaient tracé dans les rayons de cire les contours d'avions de guerre.

En fait, paysages et bêtes occupent une plus grande place que les gens, dans ce recueil, mais on devine, à travers le regard de Bernard, la familiarité, la complicité qui les liait. Ils sont tous là, vaches, chevaux de trait, mulets, basse-cour, chèvres, moutons, chiens, chats et j'en oublie, croqués dans l'infinie richesse de leurs attitudes avec tendresse et une drôlerie soulignée par les commentaires, parfois en patois. Voici le coq jetant un œil tyrannique sur ses deux poules aux plumes effarouchées, avec un commentaire de Bernard qui claque comme la chute d'une fable de La Fontaine: " Oh celui-là avec sa grande queue, toutes les poules se couchent à ses pieds". Les revoilà "su l'jó" , le coq hautain, les poules rondes, l'une fermant déjà un œil, et l'humour de Jean-Michel évoque, mine de rien, la rude vie des paysans chablaisiens et des paysannes qui s'occupaient du poulailler:

" A la fin du jour

On est nombreux

A la campagne

A aller se coucher

Quand les poules

Monsieur!

Tozeu s'cassa l'cu pé lous âtres!!

Toujours s'casser l'cul pour les autres

( Dire en imitant le chant de la poule qui a fait l'œuf)"

Il semble que le chien soit l'animal préféré de Bernard. Deux pages lui sont consacrées, avec ces simples mots: " mon amour t'attend", et le recueil se clôt sur ce fidèle compagnon, vu de dos, la queue frétillant d'aise. Je dois avouer que pour ma part, ce sont trois croquis de cochons qui m'ont le plus émue, parce qu'ils m'ont rappelé mon père, vétérinaire, qui les a soignés toute sa vie, les aimait et disait d'eux exactement ce qu'a écrit Jean-Michel:

" Je suis le plus propre de tous

Et aussi le plus prospère

Je suis intelligent

Je peux faire preuve d'humour

Je suis beau!

Qui suis-je?

J'ai nourri mille générations

Plus qu'une tirelire

Un compagnon".

On aura compris que le Chablais moderne, actuel, n'intéresse pas Bernard Lacroix, ce n'est pas lui qu'il regarde. Il cherche à saisir ce qui reste de l'ancien monde rural, d'une civilisation millénaire, et l'on se demande si certains croquis ne sont pas pris sur le vif de la mémoire, à moins qu'il s'agisse de dessins anciens longtemps enfouis dans ses cartons, tels ces chevaux de trait sortant le fumier ou rentrant le foin, ces scènes à la foire de Crète où les paysans sont vêtus comme autrefois.

Pour autant, ce recueil n'est pas nostalgique,ces croquis ne suggèrent nulle complainte du temps perdu mais nous introduisent, plutôt, dans le temps du conte, le moment où tout s'évanouit. Entre les choses qui s'éteignent et celles qui demeurent, il reste la beauté (même si notre monde s'acharne à la massacrer), " le vrai moteur de l'humanité", écrit Jean-Michel, qui "révèle le pauvre à sa dignité". Bernard ne représente pas un monde idéalisé mais le monde réel dont son regard d'artiste ( qui n'est autre qu'un regard d'enfant) sait voir la beauté: humble beauté des toits de lauzes " jamais aux sommets, plutôt à mi-pente sur les genoux des dieux", beauté altière de la silhouette du château de La Rochette, beauté sobre d'une porte médiévale à la Chartreuse de Vallon, beauté de l'immensité des montagnes où " Le silence avance, musique en tête". Ce recueil nous rappelle aussi ce qui a façonné la beauté des choses: "solitude, résignation, sobriété, noblesse". C'étaient les vertus de l'âme chablaisienne , peut-être déjà en allées, mais on sait que dans les contes, le moment où tout s'évanouit précède celui où les choses qu'on croyait perdues reviennent dans toute leur splendeur.

Croquis Minute est justement dédié à Marie Lacroix, qui fut institutrice à Fessy, à François Ory, dessinateur archéologue au CNRS, toujours en quête de ces choses perdues aux quatre coins du monde, aux enfants de l'école de Fessy et à tous ceux qui ont visité le Musée d'arts et traditions et la Ferme des enfants. Ainsi s'inscrit-il dans une chaîne de transmission de notre héritage le plus précieux.

 

Élisabeth Bart-Mermin

 

 

Notes:

¹Cristina Campo, Les Impardonnables ( Éditions Gallimard, coll. L'Arpenteur, 2002)p.190.
² Paysages, bêtes et gens du Chablais d'en haut, d'en bas et au-delà est le sous-titre de ce recueil mis en page et imprimé par Fillion imprimerie, 74200 Allinges
³ "Avouille", abeille, "apier", ruche, vous aviez compris, lecteurs chablaisiens!

 

 

Pour voir le recueil, cliquez sur le lien:

Bernard Lacroix.pdf

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