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samedi, 01 septembre 2012

Contes des saisons

 

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Marc Chagall, L'échelle de Jacob (détail)

 

 

Certains textes de Bernard Lacroix publiés dans Les Cahiers du musée sont plus que de simples récits anecdotiques. Petits poèmes en prose ciselés dans une langue limpide et musicale, Le tin derri et La châlée métamorphosent le souvenir en une sorte de conte métaphysique d'une secrète profondeur. Conte d'un soir d'été, conte d'un jour d'hiver.

 

Le "tin derri", littéralement l'arrière temps, l'arrière saison, devient un instant d'éternité, cet instant hors du temps compté où l'on peut "fermer les yeux sans dormir, écouter sans entendre, être fou avec lucidité, ivre sans boire, heureux sans joie, amoureux sans amour", expérience de l'illimité, de la sortie de soi que les poètes et les mystiques nomment l'extase. Cet instant où l'on "peut être personne", ne plus être quelqu'un mais seulement et pleinement "être", c'est la grâce que reçoit "un corps endolori qui s'abandonne", tel celui du paysan à la fin de l'été. La grâce d'un soir nu dans le silence.

 

Dans La châlée, le conteur semble prendre un malin plaisir à brouiller des pistes déjà très embrouillées par le rude hiver savoyard. Ça commence par un récit réaliste où surgit un grand diable qui a "les esprits", comme on disait, à qui on ouvre tout naturellement sa porte et même son lit. Ça se dédouble ensuite comme les châlées, ces chemins que notre homme ouvre dans la neige. Fou pour les grandes personnes, magicien pour les enfants, il dégage pour les premières une ligne claire et nette, de l'école à la mairie, de la mairie à l'église, de l'église au cimetière, résumant à coups de pelle dans la neige le trajet de leur vie terrestre, et pour lui-même, une châlée qui ne va nulle part, "du moins ici bas". Ainsi, celui à qui les grands-parents ont ouvert la porte de leur foyer, ouvre aux enfants les portes d'un au-delà qu'ils scrutent, dans la merveilleuse attente de l'échelle de Jacob. Cet homme au nom bizarre, François Zozon, était-il fou ou au contraire sage? Il pourrait être un sorcier ou le joueur de flûte du conte de Grimm, lui qui habite une "maison au bout du village, borgne, basse, noire à vous faire pleurer". N'est-il pas, plutôt, un de ces fous sacrés qui dans les temps très anciens révélaient la parole des dieux? Personnage d'un conte vécu par Bernard Lacroix, le cantonnier fossoyeur, probablement illettré, en savait plus sur le mystère de la vie et de la mort que bien des "grosses têtes" excitées d'aujourd'hui. Sa châlée était un signe. Tandis que les grandes personnes empruntaient le chemin quotidien de la nécessité, François Zozon entraînait les enfants sur le chemin de la liberté, vers l'immensité d'un champ de neige, symbole de "cette autre chose de nous même qui continue". En effet, cette chose continue. Parions que François Zozon savait, qu'une fois sa carcasse enfouie dans la profondeur d'une tombe qu'un autre aurait creusée pour lui, un de ces enfants émerveillés, devenu poète grâce à lui, tracerait un jour sa châlée sur une page blanche. Parions que cette page, tout illettré qu'il fût, il l'avait lue d'avance!

 

Élisabeth Bart-Mermin

jeudi, 30 août 2012

La Châlée

 

bernard lacroix,chablais d'autrefois

                                                                   Photographie JN Bart

 

Je me souviens très bien de François ZOZON, de son grand nez, de ses grandes moustaches, de sa grande démarche de corbeau. Il avait "les esprits", c'est-à-dire qu'il savait, qu'il voyait, qu'il entendait des choses qu'il était le seul à savoir, voir et entendre. Et puis il remplissait les fonctions de cantonnier-fossoyeur, ce qui ajoutait encore au mystère. Vivant de je ne sais quoi, en ces temps où les pensions n'existaient pas encore, on le trouvait à longueur de journée chez mon grand-père Dominique qui tenait le café de l'église.

 

-" Vous voulez un œuf au plat ? lui demandait la mémé Phine vers les dix heures.

- "S'il vous plaît?

- Combien?

- Tant que vous pouvez!"

 

Alors ma grand-mère qui n'était pas regardante en cassait une douzaine dans la grande poêle.

Quand il était trop ivre pour retrouver sa maison du bout de village, borgne, basse, noire à vous faire pleurer, mes grands-parents lui ouvraient le tiroir de leur grand lit. (1)

En hiver, ses fonctions municipales l'obligeaient à entretenir journellement les passages officiels, que les abondantes chutes de neige rendaient vite impraticables : de l'école à la mairie, de la mairie à l'église, de l'église au cimetière... En Savoie, on appelle ça "faire la châlée". Là-dedans passent les visites, les courriers, les morts... car il faut bien mourir, chez nous, même par grande neige. Mais écoutez un peu jusqu'où allait la fantaisie de cet homme qui ne faisait décidément rien comme les autres : à mi-chemin entre l'église et le cimetière, une seconde châlée quittait la châlée principale pour s'arrêter brusquement à quelques dizaines de mètres de là, en plein champ.

" Celle-là c'est la mienne. C'est pas moi qui suis mort!" expliquait notre François avec un sourire d'angle. Facétie de fou, pensaient tout haut les grandes personnes. Pourtant, ce chemin qui ne menait nulle part, du moins ici-bas, attirait les gamins de l'école dont j'étais. Les flocons dans les yeux, nous restions de longs moments à scruter l'au-delà comme s'il allait nous tendre une échelle de corde. 

 

François n'est plus là, bien sûr. Les châlées d'aujourd'hui carrément rectilignes, se font au tracteur. Vivants d'un monde de moins en moins vivable, les pauvres excités que nous sommes mesurons maintenant toute la richesse symbolique de la châlée de François ZOZON : l'insondable d'un côté, la réalité de la mort, de l'autre, le besoin de merveilleux qui nous détourne un instant de la routine quotidienne, la profondeur de la tombe pour notre carcasse périssable et, pour cette autre chose de nous-mêmes qui continue : l'immensité.

 

Bernard Lacroix, Les Cahiers du Musée ( n°3)

 

(1): Les lits d'autrefois, en Haut et Bas Chablais, comprenaient souvent un étage inférieur, sorte d'immense tiroir, que l'on refermait pour la journée : le bériot.