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jeudi, 29 août 2013

Les vieux souvenirs

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Photographie  JN Bart





Est-ce la vieillesse qui s'installe petit à petit en moi qui me donne ce besoin subit de retrouver des lieux où je n'ai pas remis les pieds depuis mon enfance : un sentier, un vieux mur, une maison perdue dans la montagne... En ce temps-là, quelque chose me disait que j'y reviendrais un jour. Aujourd'hui, quelque chose me dit que je n'y reviendrai plus jamais. Un ultime pèlerinage dans des endroits sans grande importance, mais que mes yeux d'enfant ont retenu avec une précision quasi cruelle. Cinquante ans se sont écoulés entre ces deux regards, cinquante ans que je voudrais oublier d'un seul coup, comme si l'oubli pouvait effacer le temps qui passe.


Ce qui me console, au fond, c'est que les choses n'ont plus la même saveur, ne sont plus ce qu'elles étaient alors que je les découvrais à l'occasion d'un jeu, d'une promenade ou d'un rendez-vous amoureux. Les souvenirs vieillissent avec l'homme. Vouloir à tout prix retrouver des sensations de jeunesse est dérisoire, au contraire, cela vous fait vieillir davantage.


Et pourtant, j'ai tellement recherché ces coins mystérieux que mon imagination peuplait à sa guise: les clairières minuscules où poussaient les framboises sauvages, les mûres, les myrtilles, ou encore taquiner avec une brindille les écrevisses qui tapissaient le fond de la rivière, surprendre les chevreuils dans leurs ébats printaniers, déranger un hibou somnolant dans un tronc d'arbre mort, pousser avec une délicieuse appréhension la porte branlante d'une maison oubliée dans la forêt...


Au retour me reviennent aussi certains visages, m'attendant à les revoir aux fenêtres ou sur le pas des portes. Mais d'autres visages ont pris leur place : leurs enfants, peut-être, ou de nouveaux propriétaires, des citadins qui se sont empressés de couper les vieux arbres, de faire du jardin une pelouse qu'il faudra tondre impérativement deux fois par semaine, avec en son milieu l'inévitable faux-puits en préfabriqué et les sept nains en plastique qui lui font cortège.


Tu vois bien mon pauvre Bernard, qu'il faut garder ce dont tu te souviens bien sagement pour toi et pour toi seul! Personne ne sait plus vraiment ce qu'étaient les choses et les gens d'autrefois. À quoi bon s'inquiéter pour ce qui est perdu, irrémédiablement perdu. Pourquoi vouloir absolument conseiller aux nouveaux venus: " Gardez ces vieilles roses, c'est une variété qui disparaît! Conservez ces vieux murs de pierres sèches, leur assemblage est une véritable œuvre d'art!  Mettez en valeur ces linteaux de fenêtre en pierre verte, ils sont la parure de votre façade!..." Qu'est-ce qu'ils en ont à faire! Il leur faut de larges baies pour faire rentrer le soleil, quitte à dépenser deux fois plus de mazout en hiver. Il leur faut de la place pour mettre une ou deux voitures, un barbecue... Il faut faire envie aux passants même si l'intérieur de la maison est perpétuellement en chantier, même s'il n'y a pas encore la moquette dans la chambre des enfants.

 

Le ciel de novembre allume ses feux. Lui, au moins, il n'a pas changé! Mes pensées vont s'y perdre , s'effilocher, deviendront les petits nuages du soir que le vent pousse plus loin. Demain déjà s'annonce, le jour attisera l'oubli.


Bernard Lacroix, Les cahiers du musée n°4





vendredi, 16 août 2013

L'alpage

alpage, mémoire du chablais





Pour les hommes qui partaient en alpage l'été, l'hiver dans la vallée était noir, triste, morne et combien long. Lorsque le temps le permettait, le vieux Fred partait faire un tour le plus haut possible sur le chemin de l'alpage, comme s'il voulait reconnaître un parcours pourtant maintes fois emprunté, mais surtout pour constater que la neige reculait de jour en jour, laissant entrevoir un départ de plus en plus proche.


On peut naître en alpage, mais la mort ne monte jamais là-haut, aimait-il dire sentencieusement. Vers la fin de sa vie, cloué au village par la vieillesse, il prétendait entendre, les soirs de grand vent, le bruit des pas des vaches et le son des clarines en route pour "l'emmontagnée" et il ajoutait, au grand étonnement de ses interlocuteurs : " Non seulement je les entends, mais je peux même dire à qui elles sont".


Bernard Lacroix, Les cahiers du musée n°8

mardi, 06 août 2013

Au seuil du monde de Nathanaël Dupré La Tour ( extrait,2)

 

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Rappel : J'ai vécu à la lisière de deux civilisations

             Au-delà de la lisière

             Au seuil du monde de Nathanaël Dupré  La Tour,1

 

 

 

Dans ses chroniques comme dans ses poèmes, Bernard Lacroix évoque souvent des métiers devenus rares, tel Le tisserand, ou disparus —du moins sous leur forme artisanale —, comme Le meunier.

Dans l'ancien monde rural, si le travail des paysans et artisans était souvent éprouvant, il comportait une dimension spirituelle qui lui donnait un sens, comme en témoigne la collection ethnographique de Bernard.

C'est dans les monastères qu'aujourd'hui encore, les moines maintiennent, contre les vents et les marées d'un monde qui n'obéit qu'au seul objectif de l'efficacité rentable, une conception du travail qui épanouit l'être humain. Á partir d'un séjour dans un monastère bénédictin, à l'orée d'une forêt champenoise, Nathanaël Dupré La Tour médite, dans cet extrait, sur le travail de son ami, moine et potier.

 

 

*

 

Comme les étoiles se détachent de la voûte sombre du ciel, le travail du moine se détache sur le fond de la vie contemplative. C'est aussi parce qu'il ne lui voue pas son existence tout entière que son travail peut apparaître comme œuvre, dans sa beauté libératrice.

C'est parce que vous ne vous laissez pas déborder par le temps de l'action, parce que vous ne laissez pas le temps de l'action vous prendre et vous défaire, que vous pouvez bâtir ces monuments séculaires, abbayes, bibliothèques, œuvres sociales ou d'enseignement. De l'expansion cistercienne du XIIIe siècle, qui hanta le monde connu de la Norvège à la Syrie, aux fondations de Rancé ou Bérulle, ces points fixes sont des départs d'aventures  impériales.

 

Elles sont rendues possibles aussi par l'humilité, le goût de la poussière de chacun de ceux qui y participent. La renaissance culturelle qui habite les scriptoria de Cluny est permise par le patient travail des copistes qui reproduisent psautiers et homéliaires. Patients parce qu'éternels, à l'image du Dieu qu'ils prient. [...]

 

Dans les années 1980, ta proximité avec certaines communautés orthodoxes de Russie te conduisait à passer régulièrement le rideau de fer. Ton visa portait la mention "profession: potier", à une époque où faire circuler une bible était redevenu un délit dans certains États de l'ère soviétique. Et de fait tu es potier, bibliothécaire, cadre, directeur spirituel —et moine, successivement et en même temps. Et nul n'est dispensé du service de la cuisine, dit la Règle. 

L'atelier est un foyer. Aux origines du christianisme, l'atelier du  charpentier est le lieu où grandit Dieu incarné ; dans l'histoire du travail il est le lieu où le travail et le monde privé se font face, s'interfécondent. Marx dans un chapitre inédit du Capital faisait des prêtres, comme des enseignants, des pianistes et des danseurs des êtres "dont le travail consiste en une activité virtuose", "où la production est inséparable de l'acte producteur", trouvant dans l'activité leur propre accomplissement, sans s'objectiver dans une œuvre qui les dépasse. La vie du moine est sa praxis, cette action qui ne produit pas d'autre œuvre qu'elle-même — sinon dans la part artisanale qui lui revient. Elle est poétique, au sens propre. 

 

*

 

Le tour est en marche ; ta main prend le temps d'abord de centrer la terre : il y a des gestes manqués qu'on rattrape difficilement. Les quelques gouttes d'eau avec lesquelles tu mouilles la terre doivent elles aussi être bien mesurées. S'en suivent des alternances de pression et de relâchement, tantôt ton doigt incite fortement la terre à s'élever ou à s'abaisser docilement, tantôt ta main se contente d'accompagner le volume qui se développe de lui-même, en retenue. Le corps se concentre : dans une main, dans un doigt, semble rassemblée toute ta volonté à ce moment important. La girelle s'adapte au tempo qui convient : accélérations pour le centrage, ritendo pour le tournassage, ce moment où tu enlèves le superflu d'argile à la base de la pièce. Il y a une musicalité de la terre qui danse sans bruit sur cette platine. [...]

 

Chez les Grecs, le potier — le démiurge — était le fabricant par excellence, l'artisan dont les mains se préoccupaient du sens de l'œuvre, de sa fonctionnalité et de son inscription dans l'ordre du monde. En te regardant travailler, en me concentrant sur ce temps qui se déploie, se fait consistant, je découvre que la patience est l'autre nom d'une activité pleine et entière, paradoxe fécond que rend possible l'attention à l'œuvre. Le travail bien fait dit la vocation des mains humaines à rester industrieuses même à l'âge de la machine et du robot, à l'âge de cette main subtile qu'est la bombe atomique.

 

 

Nathanaël Dupré La Tour, Au seuil du monde ( Le Félin, 2013) pp. 74-77.

 

 

 

 

 

 

jeudi, 01 août 2013

La vieille fille

 

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Georges Rouault, Femme (1959)

 

 

 

 

 

Elle aurait tant désiré un mari

Des enfants : trois ou quatre

Disait-elle !

 

Mais la vie qui n'en a rien à foutre

Ne l'a pas voulu ainsi.

 

Un beau jour

Elle est tombée malade

 

Gravement malade :

Neuf mois

Juste neuf mois

Ni plus ni moins,

 

Enceinte

Et puis accouchant

De sa propre mort.

 

Bernard Lacroix, Redoux