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vendredi, 26 juillet 2013

Les moutons

 

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Croquis de Bernard Lacroix, extrait de Croquis Minute




Sur les monts impassibles

Le troupeau,

Nuage vivant de la terre,

Promène le flux et le reflux

De son errante fringale.


Bientôt

Il ne restera de leur passage

Que quelques fleurs basses.


On ne voit que des toisons :

Les moutons

Ont brouté leurs pattes!


Bernard Lacroix, L'herbier du temps

jeudi, 18 juillet 2013

Meunier

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Photographie JN Bart






La chanson le dit bien

"Ton moulin va trop vite !"

 

Il y a l'eau

La roue

La meule...

 

Il faut de l'ordre dans tout ça.

 

Tout ton talent

Est dans la juste mesure

 

Pour que le pain

Demain

Ait le parfum

A la fois âcre et doux

De la vie.

 

Bernard Lacroix, Redoux


*


Autrefois, on disait de certains meuniers qu'ils avaient un "pouce en or" . Quand ils puisaient, dans le but de les vendre ou de les partager, du grain ou de la farine à l'aide de mesures qui ressemblaient à de grands verres à bière en bois, ils laissaient traîner leur pouce dans la mesure afin de diminuer la quantité mesurée. Ainsi, à la fin de l'année, le meunier avait subtilisé plusieurs décalitres du précieux blé...!

Exposition des peintures de Bernard Lacroix à Cervens

exposition des peintures de bernard lacroix,maison de retraite le verger de coudry,fessy

Bernard Lacroix, Les pommiers, huile sur carton ( collection particulière)

 

 

 

 

Victime d'un accident cardio-vasculaire en 2010, Bernard Lacroix vit désormais en fauteuil roulant au Verger de Coudry, maison de retraite à Cervens, tout près de Fessy, son village natal qu'il n'avait jamais quitté jusqu'alors. Cette maison a mis à sa disposition un atelier attenant à sa chambre pour qu'il puisse continuer à peindre. Cette même maison a accueilli, au cours du mois de juin dernier, ses trente dernières toiles.Toujours loin du Chablais, je n'ai pu voir cette exposition et ne puis vous en parler, mais il est probable qu'une autre exposition suivra, dans un autre lieu, que je vous annoncerai en temps voulu.


Saluons ces belles initiatives du Verger de Coudry. Merci à son directeur, Jean-Marc Donsimonie, et au personnel, qui ont compris que, pour un artiste, la création est plus vitale que les médicaments.


Élisabeth Bart-Mermin

samedi, 13 juillet 2013

Au seuil du monde, de Nathanaël Dupré La Tour (extrait)

 

bernard lacroix , nathanaël dupré la tour, au seuil du monde, éditions le félin

 

Rappel :

J'ai vécu à la lisière de deux civilisations

Au-delà de la lisière

 

 

 

 

Dans son essai Au seuil du monde, Nathanaël Dupré La Tour décrit la campagne champenoise actuelle qui n'a plus grand chose de commun avec l'ancien monde rural si souvent évoqué par Bernard Lacroix. Pourtant, le poète sait voir et dire ce qui demeure: le ciel "intensément présent", la lumière de la nuit que les lumières artificielles de la Ville ont rendu invisible, celle de la Toussaint "qui révèle la vérité du pays". Des confins de l'Aube et de l'Yonne aux montagnes du Chablais, c'est toujours le ciel, la même voie lactée, et le silence de la nuit.

 

*

 

Un peu d'élevage, beaucoup de céréales dans ces vallées des confins de l'Aube et de l'Yonne, et aux flancs de ces petites collines coiffées en leur sommet d'un bouquet d'arbres qu'on ose parfois appeler forêts. Á première vue un pays sans eau vive ni marais ; quelques ruisseaux paisibles pourtant, où l'on va chercher l'ombre en été. Des lignes douces, qui suivent la courbure du sol, dessinent le paysage agricole. Lignes plus grasses : ces chemins blancs de calcaire, au milieu desquels les roues des tracteurs laissent se développer une trace verte, axe de symétrie fait d'herbe, et de fleurs sauvages au printemps.

 

Absente inexplicable, l'eau contemplative des étangs dont parle Huysmans, qui n'a rien de commun avec celle des torrents ou des fleuves, mais a simplement pour fonction, là où elle est, " d'observer le silence et de réfléchir à l'infini le ciel". Car si les gens d'ici ne le savent pas toujours, le ciel est présent, intensément présent au-dessus de ces terres dépeuplées, que croyaient même inhabitables les voyageurs des lendemains de la guerre de Cent ans.

 

Depuis quelques années de nouveaux habitants y rejoignent les derniers cultivateurs, mettent un peu plus de champ entre la ville où ils travaillent, et le village qu'ils habitent. Les lotissements y fleurissent, pousses jaunâtres d'un printemps de béton. Peuplées d'assistantes médicales et d'employés de la Mutualité sociale agricole, ces maisons de plain-pied, le plus souvent posées au milieu de la parcelle, exhalent un parfum mélangé de diffuseur pour sanitaires et de pantalon de sport. Les derniers arrivés se juxtaposent avec plus ou moins de bonheur aux anciens : eux qui sont venus ici pour quitter le voisinage trop pressant des villes ne cherchent pas plus que de raison la rencontre, circulent de préférence en voiture.

 

*

 

Pays sans qualité, dira le touriste égaré. Mais qui réfute Pascal en cela qu'il se fait aimer pour lui-même — ni pour sa beauté, ni pour sa richesse. Pour sa mémoire peut-être, mais ici comme ailleurs mémoire et identité se confondent. Á mesure qu'on s'éloigne de la Ville, c'est la permanence de l'espace dans le temps qui frappe. La lecture des cadastres anciens y révèle au cours des siècles d'infimes modifications de parcelles, de chemins communaux. Çà et là, on a repoussé la forêt de quelques dizaines de mètres ou changé la courbe d'un sentier — à moins que ce soit l'erreur de l' arpenteur. Bestioles et bêtes à plumes et à pelage semblent y revivre ce que leurs ancêtres ont toujours vécu.

 

On citera par acquis de conscience la lumière des nuits d'août, la voie lactée parfois impériale, les étoiles filantes, les rares processions de l'Assomption auxquelles ont succédé, depuis le repeuplement du village par des enfants qui firent rouvrir l'école, leurs équivalents laïcs du 14 juillet — lampions et marche joyeuse vers le buste de Marianne. Indubitablement, l'été y peut être aussi lumineux, ou presque, qu'ailleurs. Mais l'essentiel n'est pas là.

 

L'essentiel est autre part, ou plus tard. C'est la Toussaint qui dévoile la vérité du pays, et peut-être sa façon propre, sans artifice et sans décorum, de raconter la Gloire de Dieu. Comme le crachin révèle l'odeur de la terre, la lumière rase des alentours de l'hiver dit la nature des objets. Á la façon d'une chambre an-échoïque où le son ne se réverbère pas, cette lumière qui produit si peu d'ombre laisse les choses dans leur nudité, haies de charme sans feuilles, mousses diaphanes qui tremblent imperceptiblement dans la brise ou dans la brume. C'est alors qu'il faut se laisser prendre à l'austérité des cimetières du pays, dépourvus d'arbres et qui ne cachent rien de ce que la mort a d'âpre et paisible, de ce désert si proche de nous qui, patiemment, nous attend.

  De tout temps on peut retrouver ici, en s'éloignant à peine des villages pourvu qu'on ait envie de le trouver, ce qu'on ne trouve plus ailleurs : la nuit. La nuit sans néon ni phare, sans enseigne clignotante ni démarrage de moto : la nuit, silencieuse à sa façon, pleine des bruits des bois. Et quand bien même on aurait perdu depuis longtemps la naïveté de confondre le silence avec la paix du cœur, ce silence-là reste rempli de promesses.

 

Nathanaël Dupré La Tour, Au seuil du monde  ( Éditions Le Félin, 2013) pp. 12-15.

 

jeudi, 04 juillet 2013

Prière pour un jour de Fête des Mères

 

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Nostre Dame de Grasse, musée des Augustins, Toulouse





Mon Dieu,

Parce qu'elle s'appelle Marie,

Parce qu'elle "s'en est vu",

Parce qu'elle n'a fait de mal qu'à son chapelet,

Ayez pitié de ma mère.

Faites-lui la lumière plus douce au regard,

L'ombre plus calme à l'esprit,

L'outil plus tendre aux mains...

Aidez-la à me supporter,

A supporter le temps,

A supporter la vie...

Et si un jour elle devait souffrir

Souffrir pour moi,

Souffrir de tout,

Souffrir beaucoup,

Je vous dirais comme vous dîtes

Jadis à Jean l'Apôtre,

Sur le calvaire :

"Prenez ma mère chez vous,

Et aimez-la comme si c'était la vôtre".

Ainsi soit-il !

 

Bernard Lacroix

(Publié le jour du décès de sa maman, notre grand-mère)

JML

Le petit Jeannot

 

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Le petit Jeannot a perdu aux billes

Il lui en reste deux.

 

Est-ce un chagrin prémonitoire ?

 

Il s'en va en pleurant

Vers la maison

Vers la vie

 

Avec ses amourettes

Dans la main.

 

Bernard Lacroix, Redoux

Au-delà de la lisière

 

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Photographie de Juan Asensio

 

 

 

 

"J'ai vécu à la lisière de deux civilisations : la civilisation agro-pastorale [...] et celle du machinisme naissant", écrit Bernard Lacroix. Né en 1933, il a connu la première dans son enfance, même si le "machinisme" — la civilisation industrielle —, était déjà là. C'est au cours de la période dite Les trente Glorieuses, des années 50 au début des années 70 du siècle dernier, que le machinisme s'est étendu au monde rural. Bernard Lacroix a vécu ce basculement dans la totalité de la civilisation industrielle.

  Ces fameuses Trente Glorieuses apparaissent aujourd'hui comme l'accomplissement d'une civilisation mise en place dès la Renaissance, à laquelle la Révolution française a donné libre cours pour qu'elle s'épanouisse au XIXe siècle et se généralise au XXe. Aujourd'hui, à l'ère de la cybernétique, de la croissance sans frein des technologies dont nous voyons de plus en plus qu'elle échappe à la régulation de tout comité d'éthique ( ne nous faisons aucune illusion, la recherche sur l'embryon *, les manipulations génétiques, le clonage, les techniques de procréation artificielle, toutes les macro et nanotechnologies et j'en passe, se réaliseront) , nous sommes entrés dans une ère nouvelle qui dépasse le machinisme. Á quoi servent, dans un tel contexte, les poèmes, les récits et les méditations d'un artiste, d'un homme du peuple tel que Bernard Lacroix?

Ils introduisent tout simplement de la pensée là où il n'y en a pas. "La Science ne pense pas" disait Heidegger, la Technique encore moins. Mais, me direz-vous, qu'est-ce que penser? Que veut dire penser? C'est justement le titre d'une célèbre conférence de Heidegger, qui répond magnifiquement à cette question, dont je ne saurais rendre compte ici. Je peux juste dire qu'il n'est pas nécessaire d'être un intellectuel pour penser, que d'ailleurs, certains intellectuels ne pensent pas, que penser n'est pas réservé aux érudits mais nécessite seulement de l'attention dans le sens où l'entend Simone Weil: " L'attention, à son plus haut degré, est la même chose que la prière. Elle suppose la foi et l'amour. [...] L'attention extrême est ce qui constitue dans l'homme la faculté créatrice, et il n'y a d'attention extrême que religieuse. La quantité de génie créateur d'une époque est rigoureusement proportionnelle à la quantité d'attention extrême, donc de religion authentique à cette époque". (1)

Penser, c'est par exemple, au sein même de la croissance technologique que la doxa mondiale veut nous faire croire inéluctable , poser les questions premières, celles qu'ont posées, dans l'antiquité, les grecs et les hébreux: d'où venons-nous? Qui sommes-nous? Où allons-nous? Alors que l'ère de la Technique nous contraint à vivre dans un présent sans passé ni avenir, la question "D'où venons-nous?" nous conduit à porter notre attention vers un passé dont cette doxa veut faire table rase au point d'anéantir une anthropologie millénaire ( la filiation, la différenciation des sexes), et la question " Où allons-nous?", à porter la même attention vers un avenir sans autre horizon collectif que ce que la langue de bois planétaire nomme La Croissance. D'où la question: "Qui sommes-nous?".

L'ensemble de l'œuvre de Bernard Lacroix, ses poèmes, ses peintures et sculptures, ses méditations, sa collection ethnographique, posent ces questions. Ce ne serait pas lui rendre justice que de considérer seulement cette œuvre comme la trace d'un passé révolu relevant désormais du folklore, car elle médite sur le temps, comme le font, aujourd'hui, des intellectuels tel que l'historien François Hartog (2), comme avait commencé de le faire Nathanaël Dupré La Tour, né en 1977 et décédé récemment, le 20 mai 2013, dans un accident de la route. Professeur à l'École Normale Supérieure de Lyon, ce jeune philosophe nous laisse deux beaux livres, L'instinct de conservation et Au seuil du monde (3). Bernard Lacroix, le poète qui a connu l'ancien monde, et Nathanaël Dupré La Tour, le jeune philosophe né dans le nouveau monde et trop tôt disparu, ne se sont pas connus. Pourtant, à leur insu, leurs œuvres dialoguent.

 

(à suivre...)

 

Élisabeth Bart-Mermin

 

Un texte de Juan Asensio sur le  livre de Nathanaël Dupré La Tour, Au seuil du monde, ici.

 

Notes:

(1) Simone Weil, La pesanteur et la grâce , (Agora, coll. Pocket, 2007) p. 192.

(2) François Hartog, Croire en l'histoire, (Flammarion, 2013)

(3) Nathanaël Dupré La Tour, L'instinct de conservation, (Le Félin, 2011) et Au seuil du monde, (Le Félin, 2013)

 

* Ajout du 19 juillet 2013:

 

Le Parlement a définitivement adopté, mardi 16 juillet, par un vote des députés, le texte autorisant la recherche sur l'embryon humain et les cellules souches soutenu par le gouvernement de Mr Hollande. Nous y sommes: l'homo technicus remplace l'homo sapiens.