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jeudi, 30 août 2012

La Châlée

 

bernard lacroix,chablais d'autrefois

                                                                   Photographie JN Bart

 

Je me souviens très bien de François ZOZON, de son grand nez, de ses grandes moustaches, de sa grande démarche de corbeau. Il avait "les esprits", c'est-à-dire qu'il savait, qu'il voyait, qu'il entendait des choses qu'il était le seul à savoir, voir et entendre. Et puis il remplissait les fonctions de cantonnier-fossoyeur, ce qui ajoutait encore au mystère. Vivant de je ne sais quoi, en ces temps où les pensions n'existaient pas encore, on le trouvait à longueur de journée chez mon grand-père Dominique qui tenait le café de l'église.

 

-" Vous voulez un œuf au plat ? lui demandait la mémé Phine vers les dix heures.

- "S'il vous plaît?

- Combien?

- Tant que vous pouvez!"

 

Alors ma grand-mère qui n'était pas regardante en cassait une douzaine dans la grande poêle.

Quand il était trop ivre pour retrouver sa maison du bout de village, borgne, basse, noire à vous faire pleurer, mes grands-parents lui ouvraient le tiroir de leur grand lit. (1)

En hiver, ses fonctions municipales l'obligeaient à entretenir journellement les passages officiels, que les abondantes chutes de neige rendaient vite impraticables : de l'école à la mairie, de la mairie à l'église, de l'église au cimetière... En Savoie, on appelle ça "faire la châlée". Là-dedans passent les visites, les courriers, les morts... car il faut bien mourir, chez nous, même par grande neige. Mais écoutez un peu jusqu'où allait la fantaisie de cet homme qui ne faisait décidément rien comme les autres : à mi-chemin entre l'église et le cimetière, une seconde châlée quittait la châlée principale pour s'arrêter brusquement à quelques dizaines de mètres de là, en plein champ.

" Celle-là c'est la mienne. C'est pas moi qui suis mort!" expliquait notre François avec un sourire d'angle. Facétie de fou, pensaient tout haut les grandes personnes. Pourtant, ce chemin qui ne menait nulle part, du moins ici-bas, attirait les gamins de l'école dont j'étais. Les flocons dans les yeux, nous restions de longs moments à scruter l'au-delà comme s'il allait nous tendre une échelle de corde. 

 

François n'est plus là, bien sûr. Les châlées d'aujourd'hui carrément rectilignes, se font au tracteur. Vivants d'un monde de moins en moins vivable, les pauvres excités que nous sommes mesurons maintenant toute la richesse symbolique de la châlée de François ZOZON : l'insondable d'un côté, la réalité de la mort, de l'autre, le besoin de merveilleux qui nous détourne un instant de la routine quotidienne, la profondeur de la tombe pour notre carcasse périssable et, pour cette autre chose de nous-mêmes qui continue : l'immensité.

 

Bernard Lacroix, Les Cahiers du Musée ( n°3)

 

(1): Les lits d'autrefois, en Haut et Bas Chablais, comprenaient souvent un étage inférieur, sorte d'immense tiroir, que l'on refermait pour la journée : le bériot.

 

 

mercredi, 29 août 2012

Bernard Lacroix, artiste peintre

Ajout d'un nouveau lien dans nos "sites amis" : La vitrine des artistes et associations en pays de Savoie et Léman.

 

Ce site évoque l'œuvre de Bernard Lacroix et d'autres artistes de notre région.

 

EBM

lundi, 27 août 2012

Le tin derri (arrière-saison)

C'est le temps de paix qui suit la récolte. On peut s'asseoir sur le vieux banc sans appréhension pour le lendemain, laisser son esprit aller où il veut, contempler la montagne sans avoir à y deviner les prémices de l'orage, se donner au vent qui tout à coup s'est fait sage, comme s'il voulait s'excuser d'avoir tant fait de peur et de mal.

 

" Tu viens te coucher? " dira la femme.

Attends un peu! "

 

A-t-elle compris, que dans le soir qui tombe, un corps endolori s'abandonne? Il faut ne rien dire, ne rien penser, ne rien répondre... Le chaume ne regrette pas ses épis, l'arbre ne se souviendra bientôt plus de ses feuilles... L'oiseau lui-même s'est tu : il sait, lui, que le moment est court entre l'été et l'hiver, qu'il faut savourer ce moment béni où l'on peut être personne pour une fois, fermer les yeux sans dormir, écouter sans entendre, être fou avec lucidité, ivre sans boire, heureux sans joie, amoureux sans amour.

 

Bernard Lacroix, Les Cahiers du Musée  ( n°3)

jeudi, 23 août 2012

L'Important

Quand le charpentier

Monte sur le toit

Le travail est à moitié fait.

 

Quand le bateau lève l'ancre

Le voyage est routine.

 

L'important

C'est avant et après !

 

Bernard Lacroix

Art Populaire

Ce qui m'intéresse ?

 

Tout sur quoi un front s'est penché

 

Tout sur quoi une main s'est posée un instant

Caressante, hésitante,

Puis exigeante et sûre

 

Bernard Lacroix

dimanche, 19 août 2012

Le site de l'association des Amis du Musée de Fessy

Chers lecteurs, je viens seulement de découvrir le site de l'Association des Amis du musée de Fessy que j'ai mis en lien dans "sites amis". Certains d'entre vous le connaissent déjà, probablement. Un bonheur de lecture!

 

Vous y trouverez un très beau texte de Bernard Lacroix sur la vie des paysans chablaisiens d'autrefois et des extraits des Cahiers du Musée (édités par l'Association des Amis du musée) sur lesquels je reviendrai dans une prochaine note. Bonne lecture!

EBM

vendredi, 17 août 2012

En relisant Cristina Campo

Bernard Lacroix, Cristina Campo, Les Impardonnables

La Dent d'Oche vue de Saint-Paul-en-Chablais. Photographie JN Bart

 

 

Je viens de relire l'ouverture du magnifique essai de Cristina Campo, La flûte et le tapis, que voici:

 

" Á quoi se réduit désormais l'examen de la condition de l'homme, si ce n'est à l'énumération, stoïque ou terrifiée, de ses pertes? Du silence à l'oxygène, du temps à l'équilibre mental, de l'eau à la pudeur, de la culture au règne des cieux. En vérité, il n'est pas grand chose qui se puisse opposer aux inventaires de l'horreur. Le tableau semble tout entier celui d'une civilisation de la perte, à moins d'oser encore l'appeler civilisation de la survie, car même dans cet âge d'après le déluge, même dans ce règne d'indigence démesurée, on ne saurait exclure un miracle : la persistance d'un insulaire de l'esprit, capable de dresser la carte des continents engloutis.

Mais la perte suprême, germe et circonférence de toutes les autres, est celle dont on ne prononce pas le nom. Il en va toujours ainsi. D'ailleurs, comment serait-il possible que des créatures, une fois mutilées de l'organe même du mystère − de l'oreille de l'âme, disait Pasternak − réalisent avoir perdu leur propre destin?

La méditation des Anciens roulait autour de cette idée irrécusable : Fatum ou verdict de Sibylle, daimôn d'Homère ou astre de César, Sirius brassant les eaux des abysses marins ou fixe Étoile polaire − ou cet Esprit qui gouverne les planètes comme les planètes gouvernent les humeurs des vivants et dont Léonard fut le témoin ; ou ce que les Chrétiens appelèrent toujours par son nom : vocation." (1)

 

Jusqu'à présent, je connaissais un "insulaire de l'esprit", un ami cher, critique littéraire et poète. Aujourd'hui, j'ai pensé que Bernard Lacroix en est un aussi, que toute son œuvre dresse la carte d'un continent englouti, que c'était là sa vocation et qu'il a su y répondre.

 

Tu ne pourrais pas être née à une meilleure époque que celle où on a tout perdu.(2)

 

Élisabeth Bart-Mermin

 

(1) Cristina Campo, La flûte et le tapis in Les Impardonnables, ( Éditions Gallimard, coll. L'Arpenteur, 2002) pp. 146-147.

(2) Simone Weil, L'harmonie sociale in La pesanteur et la grâce ( Éditions Plon, coll.Agora, 2007) p. 270.

vendredi, 03 août 2012

Lever du jour

Sous les rayons obliques

 

La montagne se partage

En tranches d'ombre et de lumière

 

Le sapin indifférent

Distille les eaux profondes

 

Et, pendant que le saule incompris

Verse sur le torrent des larmes inutiles,

 

Le charme exulte en son sommet.

 

Bernard Lacroix