mardi, 24 décembre 2013
Noël ou le mystère de l'Incarnation dans la poésie de Bernard Lacroix
Georges de La Tour, Le Nouveau-Né
Joyeux Noël à tous!
***
Rappel. Sur l'œuvre poétique de Bernard Lacroix:
Armand Robin, Bernard Lacroix, poètes anarchistes de la grâce
Poèmes sur le thème de Noël publiés ici:
*
" Les choses sont ainsi faites :
C'est en pleurant
Que l'homme découvre le monde."
Bernard Lacroix, Puer natus est.
Dans sa simplicité, ou plutôt son humilité, profondément ancrée dans une ancienne sagesse populaire, la poésie de Bernard Lacroix demeure une parole énigmatique qui préserve le secret des mystères chrétiens, et nous fait sentir que toute notre science ne saurait venir à bout de ce que Roberto Calasso nomme "les choses ultimes" de la condition humaine : l'irréversibilité du temps, la faim, la mort, la désidérabilité (1). Concentrée, elliptique, cette poésie revient toujours aux mêmes grands thèmes universels afférents à ces "choses ultimes", les saisons, la nature dans toute sa dimension cosmique, la naissance, la mort, l'abandon, pour ne citer qu'eux. Chez ce poète profondément catholique, Noël occupe une place à part. Á notre connaissance, c'est le seul évènement du cycle liturgique chrétien évoqué dans ses poèmes, comme si le mystère de l'Incarnation constituait pour cet homme du Verbe qui est aussi homme de la matière et de la chair, peintre et sculpteur, le cœur de la Révélation : la Passion et la Résurrection sont déjà là, dans la naissance du Fils de l'Homme.
Puisque Dieu s'est fait homme, que le Verbe s'est fait chair, le poète Lui demande, comme nous l'avons vu, de descendre dans ses propres mots. Dans Noël chablaisien, ce sont ceux de l'enfance, patronymes, sobriquets en patois savoyard, légende racontée par la grand-mère :
"Jésus-Christ est né à Vougnan
dit ma grand-mère
En l'an mille, mille huit cent,
...Avant la guerre."
Le lecteur trop pressé ou trop cartésien ne verra, dans la litanie des noms et les savoureux anachronismes, qu'un reste de superstition populaire teinté de chauvinisme, alors qu'en jouant sur les sonorités de la langue des humbles le poète dépose son offrande musicale aux pieds du Bel Enfant, actualisant le geste des bergers et des mages. Ce poème témoigne de l'intimité populaire avec le mystère de l'Incarnation telle qu'elle a pu s'exprimer dans la tradition de la Pastorale, toujours vivante en Provence. La naissance de l'Enfant Jésus a eu lieu une seule fois pour l'éternité, elle a donc lieu ici et maintenant, dans ce village, communauté spirituelle hors du temps, où tous viennent Lui rendre hommage, gens du peuple et leurs chers saints savoyards, François de Sales et Guérin. Dans ce contexte, l'auteur rend aussi un hommage plein d'humour et de tendresse à la foi naïve de sa grand-mère. Ce qu'elle a retenu du mystère, c'est que Jésus, s'il s'est fait homme, n'est pas un personnage révolu de l'antiquité, Gaulois, Juif ou Berbère, mais qu' Il s'est fait Savoyard, un homme vivant où qu'il soit dans le monde, fût-ce dans un modeste village du Chablais.
Le Christ, Verbe incarné, prend sur Lui la condition humaine dans sa totalité, Il prend sur Lui "les choses ultimes", sources premières du péché et du malheur, non pour le Salut de l'humanité mais pour le Salut de chaque être humain, chaque être humain étant unique. Si Noël annonce la Résurrection, scandale pour les grecs et folie pour les païens selon l'apôtre Paul, il annonce en même temps la Passion, le sacrifice du Fils pour racheter les hommes, ce qu'ont su représenter, autrement dit incarner, les grands peintres imprégnés de ces mystères. Ainsi Fra Angelico représente l'Enfant nu, couché à même le sol de l'étable, symbole de la condition humaine dans toute sa misère, sa vulnérabilité. Dans Le Nouveau-Né de Georges de La Tour, "la lumière de la chandelle est masquée derrière la main levée. Elle hésite entre bénir ou protéger la flamme et se concentre sur l'énigme d'un minuscule homme ligoté de bandelettes qui sera un jour mort. [...] On ne sait si c'est un enfant ou Jésus. Ou plutôt : tout enfant est Jésus. Toute femme qui se penche sur son enfant nouveau-né est Marie qui veille sur un fils qui va mourir.[...] Le titre ancien était Les Veilleuses ou L'enfant mort. On ne sait si c'est un petit mort ou Dieu. [...] La mère, les yeux baissés, ne regarde pas l'enfant mais contemple quelque chose qui est plus loin que le corps qu'elle tient. Si c'est Marie, elle contemple au loin la Passion" écrit Pascal Quignard.(2) On retrouve une telle vision dans deux poèmes intitulés Bel Enfant et dans Le Noël des animaux de Bernard Lacroix. Á l'horizon de l'étable, se dresse la Croix car malgré la ferveur des bergers adorant l'Enfant représentés par Georges de La Tour, malgré la ferveur des rois mages suivant l'étoile, il faudra cette Croix pour les sauver du péché originel, du mal, du malheur, de la mort:
Bel enfant, il faut bien que tu saches :
C'est une croix qu'ils cachent,
Une, puis deux, des tas...
Tant que la ronde est ronde
Toutes les croix du monde
Les voilà!
Dans le second Bel Enfant qui tient de la confession, le poète, dont le patronyme, Lacroix, ne saurait mentir, se reconnaît comme pécheur. Si nous actualisons l'adoration des bergers et des mages à chacune de nos prières, nous crucifions le Christ à chacun de nos péchés :
Je te clouerai sur le bois que je te prépare en douce
Jusqu'à ce que le sang jaillisse de tes mains
adorables.
Le Noël des animaux quant à lui, en évoquant le sacrifice et la Passion, rejoint la mystique franciscaine. Comme François d'Assise, Bernard Lacroix considère les animaux comme ses frères,eux aussi créatures de Dieu quoique d'une autre espèce, innocente du péché originel. Des autels antiques aux laboratoires scientifiques actuels, ils ont toujours été sacrifiés, c'est pourquoi:
Jésus, en naissant dans une étable
A voulu d'abord libérer les animaux
De la férocité des hommes
Et des dieux cruels.
D'un Noël à l'autre, le point de vue change. Dans Le Noël des animaux, le poète est le prophète qui entrevoit, à l'horizon de l'étable, le drame de la Croix:
On voit dans le lointain
Devant l'horizon en feu
Une forme prémonitoire
Une arbre mutilé
Qui ressemble à une croix.
Et dans un autre Noël, il s'identifie à ce même horizon, dans une image saisissante:
Je suis
En ce soir malmené de décembre :
L'horizon blessé
Sanglant
Exsangue
Et puis serein.
Horizon, mutilation, blessure, feu, sang : comme toujours, Bernard Lacroix retient les mots et ceux qu'il nous donne, dans leur incommensurable pouvoir d'évocation, préservent le mystère de la Passion lié à celui de l'Incarnation, mystères inépuisables de l'Alliance entre Dieu et les hommes. L'homme sans Dieu ne viendra jamais à bout des choses ultimes, l'homme sans Dieu est condamné à l'errance dans la désespérance ou pire, selon les mots de Heidegger, à "la détresse de l'absence de détresse", à la fuite dans un perpétuel et vain divertissement, puisque cet homme sans Dieu est impuissant face à l'irréversibilité du temps comme le dit ce Noël :
Le temps qui passe abîme
Fleurs et âmes
Et Dieu sait combien
Le corps aussi.
Je me suis accroché à la vie
Mais la branche perfide a cassé.
Et pourtant
Je sais que ma jeunesse est là
Tout près
Mais elle me tourne le dos
Comme les bergers et les mages.
Mais les mystères de l'Incarnation et de la Passion contiennent celui de la Résurrection. L'évènement de la naissance est enveloppé par la mort, la nuit des choses ultimes, les ténèbres, ce que nous rappelle le splendide incipit de l'Évangile de Jean : " Au commencement était le Verbe, et le Verbe était avec Dieu, et le Verbe était Dieu. [...] Ce qui fut en lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes, et la lumière luit dans les ténèbres et les ténèbres ne l'ont pas reçue". La naissance de l'Enfant est incarnation du Verbe au sein des ténèbres, c'est la nuit des choses ultimes qui engendre l'Espérance ce que la poète a saisi dans la fulgurance de ce Noël :
Une seule fois
Une seule
Dans l'histoire du monde
La nuit,
Mère abusive de l'ombre,
A enfanté la lumière!
La bonne Nouvelle apportée par l'Enfant appelé à mourir sur la Croix est celle de sa Résurrection, et pour nous, hommes et pécheurs, l'Espérance de la Résurrection, cette indéfectible "petite sœur Espérance", comme l'appelait Charles Péguy, qui précède l'amour. La promesse de l'Enfant, victoire sur les choses ultimes, ouvre un autre horizon derrière l'horizon de la Croix : celui de l'innocence retrouvée.
On ne peut naître mais
On peut mourir
innocent
écrivait Cristina Campo(3). De même, les Noëls de Bernard Lacroix, au delà de la vision du mal et de la mort, déploient des icônes empreintes de sérénité et de joie :
Dans le temps
Suspendu un instant tel un flocon de neige
Il y a
Des visages, des sourires, des mots, des chants...
Il y a
Des sommets ourlés d'étoiles
Des chemins bleus
Des maisons en coiffe du dimanche
Des lointains transparents comme des regards tout neufs...
Les Noëls de Bernard Lacroix, c'est le Verbe descendu dans ses mots qui lui redonne son regard d'enfant.
Élisabeth Bart-Mermin
Notes :
(1) Roberto Calasso, La ruine de Kasch, ( Éditions Gallimard, coll. Folio, 2002) p. 218.
(2)Pascal Quignard, Georges de La Tour, ( Éditions Flohic, 1991) pp. 48 et 52.
(3) Cristina Campo, Missa Romana in Le Tigre Absence ( Éditions Arfuyen, 1996) p. 55.
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09:50 Publié dans Noël dans la poésie de Bernard Lacroix | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : bernard lacroix, poème de noël, mystère de l'incarnation, résurrection, fra angelico, georges de la tour, roberto calasso, pascal quignard, cristina campo | Imprimer |
vendredi, 20 décembre 2013
Noël autrefois, en Chablais
Ludovico Cigoli (1559-1613), Nativité (détail)
"Les Noëls de mon enfance : quelque chose de mélodieux, de silencieux, de limpide..."
Bernard Lacroix
Au village de Novel, une bien jolie coutume voulait qu'au retour de la Messe de Minuit on conduisît les hôtes de l'étable à l'abreuvoir collectif, pour qu'ils puissent y boire l'aidye floria (1). Cela nous venait sans doute de nos lointains ancêtres celtes qui avaient le culte de l'eau. Au même moment, dans d'autres villages, on donnait aux vaches une ration de regain, au cheval ou au mulet une bonne mesure d'avoine arrosée d'un verre de vin blanc. Dans les hautes vallées, la nuit de Noël, on remettait aux bêtes les cloches de l'été bien astiquées pour la circonstance. Entre nous, elles devaient bien se demander ce qui se passait dans la tête de leur propriétaire, pour quelle mystérieuse pâture on les apprêtait ainsi?
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Le Père Noël était aussi pauvre que ses protégés, il n'avait même pas les moyens de s'offrir un mulet. Il allait à tâtons avec un vieil âne, suivi de près par le Père Fouettard, sa hotte pleine de ouistes (2) bien flexibles pour les enfants terribles. Les cadeaux : une pomme, une orange... plutôt une utile paire de chaussettes ou de galoches, dont les clous neufs brillaient près du fourneau.
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Les filles trouvaient le plus souvent dans leurs sabots un petit nécessaire à couture. J'en parlais à la Louise à Barraud : elle me sortit d'une petite boîte le présent de Noël de ses dix ans, un dé à coudre et deux aiguilles. Comme je m'étonnais de leur état neuf :
" Je croyais que c'était le dé à coudre de la Vierge Marie, je ne m'en suis jamais servi et depuis, chaque soir de Noël, je les sors un petit moment!"
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On était heureux avec ça. Les pommes, c'était l'été en hiver, les oranges venaient du pays de l'Enfant Jésus, et par quel miracle? Aujourd'hui, les enfants savent que le Père Noël est une légende périmée. Pourtant, l'autre jour à Annemasse, on pouvait en rencontrer un tous les vingt mètres. Faudrait savoir!
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Les Noëls de mon enfance : quelque chose de mélodieux, de silencieux, de limpide... La Messe de Minuit, le Minuit Chrétiens, Les Anges dans nos campagnes et, au retour, l'hiver apaisé, les petites lumières dans la montagne... qui "péclotent" à jamais dans mon cœur.
Bernard Lacroix, Les cahiers du musée n°10.
(1) L'eau fleurie.
(2) Baguettes. Ces verges, faites de rejets de noisetier, étaient à la fois souples et droites comme des "i". Le mot lui-même cingle comme un fouet.
21:38 Publié dans Traditions du Chablais | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : noël, traditions du chablais | Imprimer |
jeudi, 19 décembre 2013
Pour Noël, la recette des rissoles chablaisiennes
Dans mon enfance, un Noël sans rissoles eût été impensable. Ma grand-mère les faisait à la pâte feuilletée qu'elle mettait une journée à confectionner. Elle la faisait en huit tours, ou huit pliages, avec au minimum vingt minutes de repos entre chaque tour, puis la pâte achevée, l'étalait au rouleau, découpait des petits rectangles qu'elle garnissait d'une farce à base de poires d'hiver dites "poires curé". Dans la recette des Cahiers du musée, les rissoles sont faites avec de la pâte brisée, c'est plus facile! Le plus difficile est de trouver aujourd'hui ces poires d'hiver, peu juteuses et qui se conservent longtemps.
EBM
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Recette des rissoles à la Chablaisienne :
On choisira des poires restant fermes à la cuisson : "poires loup" ou "poires curé", deux vieilles variétés chablaisiennes, hélas de plus en plus rares. Les faire cuire à part.
Faire tremper des raisins secs dans de la gnole de poires. Ajouter un verre de vin rouge, de la cannelle, de la muscade, du sucre, de l'écorce d'orange confite. En faire une farce consistante puis mélanger avec les poires cuites.
On utilisera pour confectionner les chaussons de la pâte brisée et on les cuira à la poêle avec du saindoux.
Recette de la ValléeVerte communiquée par Madame Anne-Marie Sechaud pour Les Cahiers du musée n°6
07:00 Publié dans Traditions du Chablais | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : noël, traditions du chablais | Imprimer |
lundi, 16 décembre 2013
Bernard Lacroix et la transmission
Bernard Lacroix dans la démonstration-fabrication d'une sculpture pour les enfants des écoles à Bonneville (Haute-Savoie)
J'ai déjà évoqué ici et là l'importance de la transmission pour Bernard Lacroix.
Transmettre est une composante essentielle de sa vocation, ce dont témoigne sa collection rassemblée au musée de Fessy dont il ouvrait grand les portes aux enfants. Une vocation de "passeur" plus que de pédagogue qui repose sur une conception immémoriale de la connaissance par l'initiation, qu'il définit dans une magnifique conférence comme "une formidable culture, sans écrits ou presque, sans âge, qui va derrière, devant et au-delà des mots. Il faut, pour l'aborder et la recevoir, avoir le don, le talent infus de comprendre l'incompréhensible,de deviner, de ressentir, la secrète nature de la matière, des choses, des hommes et du temps."
Cette transmission initiation passe par le geste plus que par la parole, elle cherche à faire deviner, ressentir, plus qu'à inculquer. Ainsi, il arrivait à Bernard de fabriquer des sculptures sous les yeux des enfants ; il a aussi inventé pour eux un cahier d'apprentissage du dessin :
Á l'intérieur, sur les pages de gauche, des croquis de l'artiste proposent des modèles, et les pages de droite, blanches, s'offrent au crayon de l'apprenti.
Transmettre, initier, c'est donner ce que l'on a de plus précieux et qu'on chérit, une connaissance qu'on a reçue soi-même comme un don, c'est relier le passé au futur, c'est indiquer, sans rien prescrire, des chemins possibles.
Le musée de Fessy est fermé aujourd'hui mais nous sommes quelques uns à espérer qu'il rouvre un jour ses portes, pour que la transmission continue, pour que s'ouvrent de nouveaux passages.
Élisabeth Bart-Mermin
23:45 Publié dans Bernard Lacroix "Passeur" | Lien permanent | Commentaires (0) | Imprimer |
samedi, 07 décembre 2013
Octobre
Octobre, gouache de Bernard Lacroix.
La montagne n'est plus ce qu'elle était.
Des feuilles sont en train de "tourner"
Dirait ma grand-mère!
On devine dans les taillis,
Ça et là,
Les métastases de l'Automne.
Bernard Lacroix, Ciels, arbres et labours
07:00 Publié dans Ciels, arbres et labours, L'œuvre artistique de Bernard Lacroix | Lien permanent | Commentaires (0) | Imprimer |
mardi, 03 décembre 2013
Novembre
Novembre, gouache de Bernard Lacroix
Une cloche,
Heurtoir du temps,
Assène ses coups d'airain
Sur un paysage qui résonne comme une maison vide.
Dieu s'en est allé vers des cieux plus cléments.
Le jour lassé lui aussi s'en va...
Ici-bas,
Seule la mort est fidèle.
Bernard Lacroix, Ciels, arbres et labours
18:11 Publié dans Ciels, arbres et labours, L'œuvre poétique de Bernard Lacroix | Lien permanent | Commentaires (0) | Imprimer |