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mardi, 25 juin 2013

J'ai vécu à la lisière de deux civilisations

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Croquis de Bernard Lacroix, extrait du recueil Croquis Minute




J'ai vécu à la lisière de deux civilisations : la civilisation agro-pastorale, pour parler comme les sociologues, et celle du machinisme naissant. J'avais déjà fait mon choix. Trop jeune pour aller à l'école, ma mère me confiait à ma tante Émilie qui était aussi ma marraine. Je quittais une maison neuve, aux carrelages luisants, aux tapisseries à fleurs, pour un intérieur borgne et fumeux où l'on vivait encore comme au Moyen-Âge. Je retrouvais chaque matin les poutres culottées, la pénombre mystérieuse,le poêle de fonte ronflant, l'horloge assidue... En me hissant sur un tabouret, je pouvais découvrir sur les assiettes bien alignées dans la crédence, les "Voyages en chemin de fer" ou "La vie de Jeanne d'Arc". L'hiver, je mettais mes pieds sur la brasière jusqu'à ce que mes chaussettes sentent le roussi. Je basculais avec délectation dans un monde où l'enfant imaginatif que j'étais, pouvait tout à loisir regarder, écouter, toucher, sentir, bref, se mettre sans trop s'en rendre compte des souvenirs plein les poches.


Bernard Lacroix, Les cahiers du musée n°2


(à suivre...)

mercredi, 19 juin 2013

Le tisserand

 

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Adriaen Van Ostade, L'atelier du tisserand




L'atelier est sombre.

Le plafond bas et les murs sont noirs.

 

 

 

Seule la lampe à huile

Distille une lueur fiévreuse.

 

Mais, avec la lessive,

Le chanvre sera blanc

 

Toujours plus blanc.

 

En attendant

Le tisserand tisse

 

La lumière du temps.

 

Bernard Lacroix, Redoux (Éditions Le Carré,1998)

Vent d'aube

 

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C'est un petit vent d'aube

Un vent fait pour les ailes fragiles

Un petit vent du matin

Entre la nuit qui s'abandonne

Et le jour qui vient.

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Dans le port :

La voile frissonne

La proue s'impatiente

La mer insiste sans vergogne :

Il va faire beau !

 

Il me faudrait tout de suite embarquer

Lever l'ancre

Partir enfin !

 

Mais la terre

Maîtresse abusive

Me retient.

 

J'ai honte de vieillir !

 

Ce n'était qu'un petit vent d'aube

Qui ne faisait de mal à personne

Un soupir du ciel

Posé sur la margelle du temps.

 

Bernard Lacroix, Redoux (Éditions Le Carré, 1998)

dimanche, 09 juin 2013

Le regard, 2

 

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Photographie (1918): archives de la famille Mermin

 

 

 

Rappel : Contes des saisons

 

Comme dans Le tin derri, scène de la vie quotidienne des paysans chablaisiens, et La châlée, souvenir d'enfance, dans Le regard , à partir d'une expérience banale," parcourir les anciens albums de photos", Bernard Lacroix déploie une subtile méditation poétique sur le temps, la vie et la mort.

 Qui regarde, aujourd'hui, ces photographies couleur sépia que les familles gardaient précieusement tel un trésor que seuls les plus pauvres ne possédaient pas? Avec l'apparition du numérique et son infinie reproduction sur les réseaux sociaux d'Internet, la photographie s'est banalisée en assurant une fonction de plus en plus narcissique, celle de l'image de soi, miroir flatteur que chacun tend à l'autre en quête de reconnaissance, d'existence, bien souvent un leurre source de multiples déceptions.

Le portrait peint fut  l'apanage de la noblesse et du clergé sous l'Ancien Régime, puis de la haute bourgeoisie, qui avaient les moyens de l'acquérir et des demeures assez spacieuses pour l'abriter. L'image donnait une forme plastique, visible, à la généalogie abstraite des noms de famille. De même qu'elle a longtemps ignoré le miroir, la maison d'un paysan, d'un artisan, d'un ouvrier, a ignoré le portrait jusqu'à l'arrivée de la photographie. Désormais, celle-ci donnait un visage à leurs aïeux. Les photographies des anciens albums avaient une fonction devenue quasiment obsolète à l'heure où le téléphone portable fabrique des clichés jetables : elles offraient un nouvel accès à la mémoire familiale, à l'histoire personnelle, singulière, de chacun. Réalisées par des professionnels, puis par les rares personnes qui possédaient un appareil, les photographies revêtaient toujours un caractère exceptionnel, qu'il s'agisse d'évènements tels que la naissance, le mariage, l'enterrement, l'anniversaire d'un enfant,des grandes scansions de la vie communautaire telles les fêtes religieuses et profanes, la fenaison, la moisson, la montée en alpage, ou d'un moment privilégié telle une conversation, l'été, sous un tilleul. On leur demandait de pérenniser un instant en même temps que des visages. 

 

Cette demande que Bernard Lacroix lit dans le regard de ceux qu'il regarde est si intense qu'elle le "trouble profondément". Ces anciennes photographies suscitent un échange de regards à travers le temps. Les yeux qui ne sont plus "insistent, interpellent, quémandent, vous pénètrent jusqu'au fond de l'âme", ils vous demandent l'éternité, ils vous demandent de plonger dans les profondeurs du temps qui n'est ni le temps de l'horloge, ni le temps cyclique des saisons mais le passé enlacé au futur dans le présent. "Quand je te regarde, d'autres yeux te regardent" : ton regard qui n'est plus est mon regard futur, quand d'autres yeux regarderont mes yeux qui ne seront plus. Tandis que le passé, à travers la photographie, entre dans mon présent, mon futur est déjà là, dans ce passé. C'est pourquoi devant l'objectif du photographe, le regard "est le même pour tout le monde, à ce moment là, impassible et aigu". Chacun sait inconsciemment qu'il sera un jour vu par des yeux qui n'existent pas encore.

La méditation de Bernard Lacroix tend à établir "une sorte de généalogie du regard", parce que "se souvenir ne suffit pas", "il ne doit pas y avoir de cassure et c'est cela, au fond, qui nous gêne". Le souvenir n'est rien s'il n'instaure une continuité qui donne sens au passé pour éclairer l'avenir, de sorte que le destin de chacun puisse s'y inscrire au lieu de flotter, déraciné, errant, auquel cas ce destin est subi comme une fatalité absurde. Même si nous nous souvenons de nos ascendants, il y a cassure lorsque nous oublions leur vie, ce qu'ils ont été, ce qu'ils nous ont donné. Il y a cassure aussi quand nous oublions que l'Univers nous dépasse, que l'espace et le temps nous débordent, quand nous croyons pouvoir les dominer, quand nous nous figurons avec l'arrogante métaphysique moderne que nous avons créé le monde: " Le regard est éternel : je suis au pied de cette montagne que mon grand-père ou mon père ont contemplée si souvent". Ce grand-père ou ce père ne sont plus mais la montagne est toujours là, dans le temps et dans l'espace, elle m'est donnée comme elle a été donnée à mes aïeux. En la contemplant, j'éternise leur regard comme les "yeux neufs" qui prendront la relève éterniseront le mien, s'ils la contemplent à leur tour. D'un regard contemplatif naît l'amour de l'Univers, création de Dieu, pensait Simone Weil.

  En fait, la photographie ne suffit pas à la généalogie du regard, le contraire supposerait l'absence de continuité quand elle n'existait pas. Elle a contribué à instaurer, et c'est peut-être aussi cela qui gêne Bernard Lacroix, la suprématie de l'image sur la parole. Or l'image est vide, muette, si la parole ne lui donne sens. L'image d'un aïeul ne dit rien si personne n'est en mesure de le nommer, si elle n'entre pas dans un récit. La photographie n'est qu'un support de l'anamnèse, c'est par la parole — le récit, et aussi la prière —, que perdure en nous l'amour pour nos morts, cette flamme invisible sans laquelle nous ne savons plus aimer les vivants.

 

Élisabeth Bart-Mermin

 

 

 

 


mardi, 28 mai 2013

Le regard

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Photographie M.Chartier




Parcourir les anciens albums de photos me trouble profondément. Fermer vite les pages sur des yeux qui ne sont plus mais qui, pourtant, insistent, interpellent, quémandent, vous pénètrent jusqu'au fond de l'âme, comme si l'éternité était un peu de notre faute.

Se souvenir n'est pas suffisant. Moi qui gravite dans des activités que certains jugent passéistes, il y a longtemps que je l'ai compris. D'un regard à l'autre, il ne doit pas y avoir de cassure et c'est cela, au fond, qui nous gêne. Quand je te regarde, d'autres yeux te regardent. Quand un père ou une mère se retournent vers leurs enfants, d'autres yeux les voient dans une sorte de généalogie du regard.

Le regard est éternel: je suis au pied de cette montagne que mon grand-père ou mon père ont contemplée si souvent.

Devant l'objectif du photographe, on sait inconsciemment qu'il est figé pour toujours et que des vivants, beaucoup plus tard, vont le découvrir à leur tour, bien au delà de notre propre mort. Il est le même pour tout le monde à ce moment là, impassible et aigu.

Quand la mort nous prend, les yeux restent ouverts, ne voulant rien perdre d'ici-bas, en un ultime réflexe de défense. La mort pourrait-elle s'y tromper? Ce qu'elle ne sait peut-être pas, c'est que des yeux neufs vont prendre la relève: à jamais.


Bernard Lacroix, Les cahiers du musée n°4

samedi, 25 mai 2013

La chèvre

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Sculpture de Bernard Lacroix, photographie galerie Fert.





On disait autrefois qu'une chèvre, à elle toute seule, faisait vivre une petite famille. Elle donnait son lait deux fois par jour et deux ou trois cabris par année. Rustique, toujours en bonne santé, peu exigeante, on la trouvait surtout chez les pauvres et les personnes âgées.

Quand ma grand-mère Jeanne, le moment venu, menait sa chèvre motte* au bouc de son voisin Dian Quauqui, il fallait traverser la cuisine pour aller à l'étable et, comme l'étable était "borgne", c'est-à-dire sans ouvertures sur l'extérieur, le plus pratique était de sortir le fumier par la fenêtre de ladite cuisine. Personne ne s'en plaignait, ni ma grand-mère, ni la chèvre et encore moins le bouc.

Le père Gallet était l'heureux propriétaire d'un énorme "Botiou". Il faisait du "service à domicile" en trimballant le bel étalon dans une remorque derrière sa bicyclette.


Bernard Lacroix, Les cahiers du musée n°8


* chèvre motte: chèvre sans cornes.




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Croquis de Bernard Lacroix, extrait du recueil Croquis minute


jeudi, 23 mai 2013

Les poules

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Croquis de Bernard Lacroix, extrait du recueil  Croquis minute

 




Comme la plupart de mes semblables, j'aime les poules pour ce qu'elles font : un œuf! D'abord une constatation : les poules deviennent rares. Il m'a fallu ruser pour en trouver, finalement dans un poulailler quasiment clandestin et, où le coq est banni, il y a des parisiens ou des genevois dans le voisinage.

Autrefois, ma grand-mère sortait ses poules tous les jours vers les quatre heures. Il fallait les surveiller pour qu'elles n'aillent pas se faire écraser sur la route. Malgré cela, il y en avait toujours une ou deux qui lui faussaient compagnie. On les retrouvait invariablement dans le poulailler des voisins, histoire de changer de coq ou tout simplement pour voir ce qui se passait ailleurs, peut-être! "Jeanne, venez voir, je crois bien qu'il y a une de vos poules avec les nôtres". Ma grand-mère revenait quelques minutes après avec la fugueuse sous le bras sans chercher à la punir. Car comment punir une poule?

Les volailles avaient droit à quelque attention : on leur faisait cuire des pommes de terre soupoudrées de son. On veillait à ce qu'elles aient toujours de la bonne eau à boire. L'hiver, on les "rentrait" dans une sorte de cagibi, le plus souvent situé sous l'escalier qui menait au premier étage. On ouvrait ou on en refermait le "trapolet", petit orifice qui leur permettait de sortir ou de rentrer à leur guise.

On les dit bêtes. Pourtant leur tout petit œil vous scrute intensément. Elles vous reconnaissent, elles vous suivent tranquillement, à votre pas, elles rentrent dans la maison, picorent sous la table, elles trouvent toujours quelque chose à manger, n'importe où, même dans l'église quand la porte est restée ouverte. Elles grattent le sol, s'énervent, s'agitent dans leur bain de poussière. Mort aux vers de terre, aux limaces et aussi aux vipères, qu'elles estourbissent à coups de bec rageurs.

Le poulet, comme son nom l'indique, est le gendarme de la basse-cour, le père, le gardien omniprésent. Attentif à tout ce qui se passe, il en oublie sa propre faim, dodeline de la tête, secoue ses ailes rageusement, crie, s'énerve, bouscule s'il faut. Le soir, il s'endort rassuré quand toutes ses protégées sont sagement alignées sur le "jo"*. S'il se trouve bizarrement sans voix dès que le jour baisse, ce sera pour mieux s'égosiller dès que le soleil s'annoncera le matin venu.

"Poules"! Pourquoi tout à coup ce nom plein d'équivoque? Pourquoi désigne-t-il une femme de mauvaise vie alors que les poules, les vraies, sont des mères ô combien prévenantes et fidèles? Et puis, cette façon bêtifiante qu'ont les hommes de jouer au coq : "Viens ma poule, viens ma poulette, viens poupoule...!".

Avec une chèvre et deux poules on fait vivre une maison, disait-on dans le temps. C'était vrai! C'est pourquoi j'ai voulu, à ma manière, leur rendre hommage. C'est fait pour les poules.

Á bientôt les chèvres!


Bernard Lacroix, Les cahiers du musée n°6


* le jo: le perchoir.



samedi, 18 mai 2013

La nuit

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La nuit, gouache de Bernard Lacroix




Sur un tapis incandescent

La nuit bleue s'avance.

Bientôt noire elle sera

Mais les lumières demeurent

Repoussées par le vent,

Engrangées par le ciel,

Á l'envers des nuages.

De l'autre côté du soir.


Bernard Lacroix, Ciels, arbres et labours

samedi, 11 mai 2013

Comptines chablaisiennes

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Sculpture de Bernard Lacroix. Photographie galerie Fert.

 

 

 

 

Corbé, corbasse,

Ton pore est coué,

Ta more est couasse,

Corbé, corbé!

 

*

 

Piu, piu,

S'te peque mon nâ,

Z'tefô on coup d'estropie!

 

*

 

C'est l'Prince de Carignan

Qui s'en va t'à la guerre,

La guerre de Marignan,

Le Prince de Carignan.

 

Il avait un cheval

qu'avait la tête derrière

Et la queue par devant

Le Prince de Carignan.

 

*

 

Dodo pounette

Catherinette,

Endormez-moi cet enfant

Jusqu'à l'âge de quinze ans

Quand quinze ans seront passés

Il faudra la marier :

Dans une chambre

Pleine d'amandes

Un marteau pour les casser

De bonnes dents pour les manger!

 

*

 

Rondin, picotin,

La Marie a fait son pain

Pas plus gros que son levain,

Son levain était moisi

Son pain n'a pas réussi: tant pîs!

 

*

 

O Dian

Vin sé

Vin lé

Vin io

Vin bas

Y'a des bougnettes

Avoué du lâ.

 

*

 

Bin, bô,

La cloche du Lyaud

Qu'a zin d'batau

qu'un clu d'sevau,

Quoui y'est qu'la metto?

Y est l'fou du Lyaud!

 

*

 

Derrière chez ma tante

Y'a des pommes à vendre

Des rouges et des blanches

Quatre quatre pour un sou

Mademoiselle tournez-vous!

 

Les cahiers du musée n°6

 

 

 

 

samedi, 04 mai 2013

Pour bien labourer

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Pour bien labourer, il faut connaître l'oiseau : chaque temps a son précieux annonceur. Il y a par exemple, l'oiseau du point du jour qui réveille le laboureur sur quatre notes : " Féli tê lèvo?" (Félix, tu es levé?). L'oiseau de la pluie qui nous prévient et qui insiste : "Pluie, pluie,pluie!". Le "compte fagots" qui s'approche dès que le bûcheron sort le pain de la musette ... et tous les autres :

 

Le rabidolet (roitelet)

Le bossati (troglodyte)

Le fouifoui ( pinson)

Le momélot (loriot)

Le chaw (choucas des tours)

La pipine au Bon Dieu (bergeronnette)

Le cardinalin (chardonneret)

Le cul brelot (rouge-queue)

La matagasse (pie grièche)

L'agasse ( pie ordinaire)

La lordère (mésange)

La grive à pacot (grive musicienne)

La creblette (faucon crécerelle)

Le cocu (coucou)

Le corbé (corbeau)

Le piot (pic-vert)

Le piot jaillet (pic-épèche)

Le cou roge (rouge-gorge)

Le bouzat (épervier)

Le crenalet (tourterelle)

Le vardereule ( verdier)

Le générai (geai)

Le oué (buse)

Le tiou (milan noir du lac)

Le déboteni ( bouvreuil)

La bobue (huppe)

Le racle (martinet)

Le cul-blanc (hirondelle de fenêtre)

Le crapaud volant (engoulevent)

Le tiolu (merle)

La terraillette (fauvette)

... fidèles témoins de la geste saisonnière.

 

Bernard Lacroix, Les cahiers du musée n°10