vendredi, 01 novembre 2013
La Toussaint
C..D.Friedrich, Brumes
Remise en une d'une note publiée le 1-11-2012.
Dans la tragédie de Sophocle, Antigone est condamnée à mourir emmurée vivante pour avoir jeté une poignée de terre sur la dépouille de son frère Polynice auquel le roi Créon a réservé un châtiment inhumain : la privation de sépulture. Ce geste et le rituel qu'accomplit Antigone signifient que Polynice, tout criminel qu'il fût selon la loi de la Cité − la loi des hommes −, reste un être humain au nom d'une "plus haute loi", qui n'est pas celle des dieux grecs, selon María Zambrano pour qui Antigone incarne "l'aurore de la conscience", mais "une loi au-dessus des dieux et des hommes, plus ancienne qu'eux" (1). La conscience de l'être humain est née avec les rites qui signifient qu'il ne peut pas traiter son semblable mort comme un déchet, elle est née avec le passage du "cadavre" à la "dépouille" (2). Par delà leurs innombrables formes, rien de plus universel que les rites funéraires et le culte rendu aux morts. Si le génocide du peuple juif au cours de la seconde guerre mondiale est un crime sans précédent, c'est parce qu'en brûlant les "cadavres" dans des fours crématoires sans sépulture, en les charriant avec des pelleteuses pour les jeter dans des fosses, en les utilisant industriellement comme des déchets recyclables, les nazis ont détruit ce sacré sans lequel il n'est point d'humanité. L'idéologie nazie n'est pas un retour en arrière, elle est éminemment moderne dans sa rupture radicale avec la tradition, son fantasme d' homme nouveau, sa volonté de détruire le sacré, d'annihiler toute transcendance.
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Dans l'ancien monde rural, chaque région avait ses propres rites et coutumes en plus de la liturgie chrétienne. Bernard Lacroix les évoque dans ses Notes sur la vie d'autrefois en Chablais :
" Je vois encore ma tante Emelie fermer les volets à demi et s'agenouiller sur une chaise, pendant le passage d'un enterrement. La mort faisait partie intégrante de la vie communautaire : on veillait les morts, on rendait visite à la famille, on l'aidait à accomplir les travaux journaliers. Dans les temps plus lointains, dans certains villages une coutume voulait qu'on offrît le sel aux parents et amis venus de loin. Inutile de préciser que le sel était cher et rare. Une autre coutume voulait que l'on fasse porter le deuil du maître de maison aux abeilles, en nouant un crêpe au sommet des ruches. On enlevait également les sonnettes aux vaches et on les faisait jeûner d'un "morceau" le jour de la sépulture. Le deuil durait six ans pour les parents proches : quatre ans de grand deuil, deux ans de demi-deuil. [...] Autrefois, en Savoie, les couleurs du deuil étaient le blanc, le bleu, le brun, le violet..."
Outre que ces coutumes relèvent de cette poésie indispensable à l'âme dont parle Simone Weil, elles témoignent d'une tout autre vision de la mort que nous avons perdue, magnifiquement étudiée par l'historien Philippe Ariès (3). Comme le dit Bernard Lacroix, la mort faisait partie de la vie. Philippe Ariès parle d'un "apprivoisement" de la mort, d'une mort "domestiquée" qu'il oppose à la mort "sauvage" d'aujourd'hui. Notre époque refuse de voir la mort, la rejette hors de l'espace vital, la ressent comme une rupture alors que l'ancien monde rural la percevait dans la continuité. Jadis, on associait au deuil les animaux ( vaches, abeilles), maintenant on n'est même plus informé de la mort de son voisin. Dans le deuil, une solidarité réelle, concrète, unissait la communauté villageoise : on veillait les morts, on rendait visite à la famille, on l'aidait à accomplir les travaux journaliers, on offrait une chose précieuse à ceux qui venaient de loin.
Il nous reste, malgré tout, la Toussaint, fête d'amour et de joie. Les chrysanthèmes flamboyants sur les tombes, les retrouvailles avec un parent ou un camarade d'enfance perdus de vue, dans les allées du cimetière. Nos morts nous font signe. Ils savent que si nous nous retrouvons aujourd'hui dans leur mémoire, c'est parce qu'ils ne nous ont jamais quittés, qu'une part de nous-même vient d'eux, que sans eux, sans leur amour, nous ne serions pas ce que nous sommes.
Comme beaucoup de chablaisiens exilés loin des cimetières où reposent les morts aimés, je n'irai pas déposer des fleurs sur leur tombe. Je leur offre mes mots sur ce blog consacré à l'œuvre de Bernard Lacroix, avec une pensée particulière à la mémoire de son frère, Gilbert Lacroix, qui fut lui aussi un artiste, un merveilleux musicien.
Élisabeth Bart-Mermin
Notes:
(1) María Zambrano (1904-1990), La tombe d'Antigone in Sentiers ( Éditions Des Femmes, 1992) p. 261.
(2) Dépouille: de l'ancien français despouille, "vêtement laissé".
(3) Philippe Ariès, L'homme devant la mort , (Éditions du Seuil, 1977)
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Et pour terminer, cet extrait de Jean Clair:
"L'effigie qu'un homme avait façonnée pour garder le souvenir d'un défunt nous fait soupçonner, par sa beauté même, qu'elle n'était pas destinée à un spectateur, pas même au défunt, mais qu'issue des forces obscures en l'homme, plus forte que la mort, elle était destinée à une créature supérieure, qu'on a fini par appeler "dieu". Façonner, graver, sculpter, de l'os, du bois, des pierres, c'est fabriquer des objets d'une grande beauté pour s'assurer, sinon leur protection, du moins la bienveillance des morts et nous assurer qu'ils ne reviennent pas nous hanter. [...]
Mais justement, les morts ne nous intéressent plus guère. Notre propre mort nous est devenue indifférente : la crémation, aujourd'hui préférée à l'inhumation, met un terme définitif au souvenir de celle ou de celui qui fut. On ne croit plus à la résurrection des corps, donc on ne croit plus d'abord à son propre corps. Il faut disparaître, laisser place, se dissoudre, se rendre à la poussière. Un cadavre n'a guère plus de propriété juridique, il n'en a même plus du tout s'il s'agit de ses fragments, un cœur, une main... Inhumé, le cadavre pesait toujours un peu, comme un remords. Incinéré, sa cendre se fait légère et volatile. C'est la véritable et absolue damnatio memoriae.Les nazis, pour faire place à la race "pure", s'en souviendront."
Jean Clair, Malaise dans les musées ( Éditions Flammarion, coll. Café Voltaire,2007) pp. 132-133.
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dimanche, 27 octobre 2013
Le mulet
Croquis de Bernard Lacroix, extrait du recueil Croquis Minute
De tous les animaux domestiques communs à nos régions de montagne, je ne cache pas ma préférence pour le mulet. Cette espèce animale hybride a, paradoxalement, des qualités de bonne lignée qu'il manifeste — et c'est là où le bât blesse —, quand il en a envie.
N'est pas propriétaire d'un mulet qui veut. C'est, entre l'homme et la bête, un rapport de force permanent, il faut que l'un soit aussi malin que l'autre. Curieusement, le mulet n'a pas le même comportement avec les femmes. Je suis persuadé qu'il existe entre ces dernières et la bête de somme une véritable complicité, une sorte de compréhension mutuelle qui les rapproche : quelques paroles mystérieuses glissées au creux de l'oreille, un morceau de sucre ou un quignon de pain donnés en cachette... Allez savoir?
Contrairement au cheval, le mulet n'a pas le vertige, il a le pied plus sûr. Il devine les méandres d'un chemin longeant des précipices sous plusieurs mètres de neige. Il est patient, courageux, obstiné, peu coûteux d'entretien, rarement malade... Par contre, il est quelquefois méchant. Quand vous lui tournez le dos, il en profite pour vous mordre les épaules, vous enlever votre chapeau ou vous déchirer votre chemise. Il n'aime pas les chevaux. Á la charrue, on le mettait toujours en "flèche", c'est-à-dire le premier, pour justement éviter qu'il morde les fesses du cheval précédant. Son langage est dans ses oreilles qu'il oriente sans cesse vers les bruits ou les paroles. Avec un peu d'expérience, on comprendra vite qu'il ne fait pas bon lui tourner autour de la queue sans prévenir.
Si son maître ne connaît pas toujours ses états d'âme, l'animal, en retour, ne se trompe jamais. Quand un habitant d'un hameau voisin, trop saoul pour tenir les guides, s'allongeait dans son tombereau, son mulet le menait toujours à bon port, mais chaque fois, il se débrouillait pour faire passer une des roues du véhicule sur une grosse pierre plantée à l'entrée de la cour, ce qui faisait que la charrette déséquilibrée se retournait sur son pauvre occupant. Après quoi il trouvait le moyen de se défaire de ses harnais pour rejoindre sa place dans l'étable dont il savait également ouvrir la porte.
Bernard Lacroix, Les cahiers du musée n°4
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jeudi, 24 octobre 2013
Fin d'automne
Fin d'automne, gouache de Bernard Lacroix
Sur le lointain douteux
Trois peupliers touillent les nuages.
De l'Automne
Il ne reste que des couleurs éparses.
Hier encore Octobre rutilait.
Il a suffi d'un coup de vent
Pour que l'hiver,
D'un seul coup,
Étale son uniformité.
Un oiseau muet regarde
L'haleine rassurante des labours.
Bernard Lacroix, Ciels, arbres et labours
18:24 Publié dans Ciels, arbres et labours, L'œuvre artistique de Bernard Lacroix | Lien permanent | Commentaires (0) | Imprimer |
vendredi, 18 octobre 2013
La continuité des formes et leur symbolisme dans les objets et outils traditionnels, 5
L
La marque à beurre dont Bernard Lacroix analyse le décor dans le texte ci-dessous, dernier extrait de sa conférence
La marque à beurre
Á l'occasion d'un congrès des groupes folkloriques français tenu à Thonon, il y a quelques années, on m'avait demandé de décrire un objet caractéristique de ma collection. J'avais choisi sans hésiter une marque à beurre ou tape à beurre provenant d'Essert-Romand, dont je vais essayer de décrypter les signes qui constituent son surprenant décor :
De bas en haut, pêle-mêle :
La croix de Saint-André : signe d'une obédience compagnonnique. Un triangle surmonté d'une croix : marque des Compagnons constructeurs des clochers. Deux rouelles, motif décoratif fréquent sur les objets ou meubles savoyards : vieille représentation du soleil. Un oiseau merveilleusement stylisé. Au-dessus, le rectangle barré en son milieu : signe ésotérique. De nouveau, sur la droite de l'objet : la marque des Compagnons constructeurs des clochers. La lettre M dans une clôture semi-circulaire : la mort conjurée. Deux demi-cercles enserrant chacun une croix : peut-être la "demi-science" ( le quart de science, la demi-science, la science complète, c'est-à-dire le cercle refermé, sont l'image des étapes obligées de l'apprentissage du Compagnon, concrétisé par l'anneau qu'il portera à l'oreille : le joint).
On se rend compte, après cette brève analyse, qu'un bien modeste outil domestique destiné à façonner et à décorer le beurre, s'il ne représente pas une grande valeur marchande, puisque de nos jours il faut toujours parler d'argent, est d'une richesse documentaire inestimable. Probablement le travail d'un Compagnon Charpentier au gré d'un chantier à Essert-Romand ou ses environs, destiné peut-être à remercier son logeur ou pour faire honneur à une jeune fille, pourquoi pas, le récit imagé d'une aventure, d'un parcours, d'un passage, d'un savoir, d'un souvenir... que l'on découvre avec émotion et surprise. Miraculeusement intact, sauvé de l'indifférence et du mercantilisme, il réussit, à l'aube du troisième millénaire, à retenir notre regard, à aiguiser notre curiosité et notre réflexion.
Bernard Lacroix, Les cahiers du musée n°8
vendredi, 11 octobre 2013
La continuité des formes et leur symbolisme dans les objets et outils traditionnels,4
La mémoire
On a du mal à admettre que les choses puissent avoir de la mémoire! Le foin emmagasine les senteurs de l'été, les restitue dans le lait, dans le fromage : le fromage d'Abondance est la mémoire de l'alpage.
1000 ans après sa coupe, le bois "travaille" encore comme on dit, il craque, se fend, se délite... Il se souvient de sa sève. C'est pour cette raison, qu'en charpente, il faut toujours remettre le bois dans le bon sens, "en Orient", dans le sens de la sève montante.
Les pierres ont de la mémoire : on dit que les cathédrales sont des carrières reconstituées. Le tailleur de pierre, le carrier gravaient sur les pierres des signes de connivence qui permettaient aux maçons, à des lieues de là, de les remettre dans le bon sens, c'est-à-dire dans l'ordre de leur extraction de la carrière.
Les potiers chinois n'utilisaient que de la terre qui avait au moins 150 ans de repos, pour, disaient-ils, lui faire perdre la mémoire.
L'outil est la mémoire du geste puisque façonné par lui, la mémoire de celui qui s'en est servi, de celui qui l'a conçu, imaginé. L'outil est le témoin de son temps : certains d'entre eux sont datés, marqués, signés...L'outil témoigne de son histoire, de l'histoire tout court.
L'outil est beau : de cette beauté épurée, dictée par le geste, par son usage, qui lui donne cette forme achevée, accomplie qui lui fait passer le temps. Cette forme n'a pas beaucoup changé, elle semble intemporelle, immuable, elle semble avoir été décidée une fois pour toutes.
Le travail de la terre est un combat, non pas contre les hommes, bien sûr, mais une lutte contre la nature souvent ingrate, méchante, cruelle, sournoise, imprévisible, vengeresse...
J'ai choisi, pour illustrer mes propos, de montrer des outils aratoires remarquables par leur analogie avec des armes dites "blanches". On les imagine plus volontiers entre les mains de paysans.
Des outils qui transpercent, déchirent, fendent, arrachent, coupent, défoncent, cassent, brisent... la terre est dure, rebelle...il faut la violenter, la vaincre, la dompter, l'assagir, l'asservir, et ce n'est pas sans risques!
N'empêche qu'on leur trouvera, tout en réprimant un petit frisson, vu leur étrange filiation, une inquiétante mais néanmoins authentique beauté.
En vérité, de cette guerre sans cesse recommencée au gré des saisons, il n'y aura ni vainqueur, ni vaincu, mais une commune victoire : la récolte à venir!
Bernard Lacroix, Les cahiers du musée n°8
21:31 Publié dans Bernard Lacroix "Passeur", L'œuvre muséale de Bernard Lacroix, Une conférence de Bernard Lacroix | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : objet ancien, outil, ethnographie alpine | Imprimer |
vendredi, 04 octobre 2013
La continuité des formes et leur symbolisme dans les objets et outils traditionnels, 3
L'outil
"L'homme devint intelligent le jour où, ayant envie de fabriquer quelque chose, il inventa pour ce faire le premier outil, sous le regard attendri et émerveillé de Dieu" a dit le poète.
L'outil est le prolongement de l'esprit, la mise en pratique d'une réflexion, d'une découverte, d'un besoin, d'une invention...
Le premier outil était-il une arme? La première arme, un outil? L'homme des cavernes qui fabriquait des pointes de flèches, des récipients, des ustensiles rudimentaires avec sa hache de pierre, devait s'en servir également pour se défendre, pour chasser, c'est l'évidence même. Pendant des siècles l'outil remplit les deux fonctions et sa forme s'est perpétuée jusqu'à nos jours. La différence est essentiellement dans la qualité des matériaux pour sa fabrication. Autrefois, on fabriquait solide.
Les outils devaient durer toute une vie, une ou plusieurs générations. On les transmettait précieusement à ses héritiers quand ils en valaient encore la peine. On en a retrouvé la trace dans les vieux actes notariés, dans les inventaires des pauvres, biens légués en héritage par les laboureurs et soigneusement consignés et décrits par le notaire ou son clerc, ce qui leur posait quelquefois problème quant à leur définition.
Quand un outil était vraiment usé, on en bricolait un autre avec ce qu'il pouvait en rester d'utilisable.
Bernard Lacroix, Les cahiers du musée n°8
22:52 Publié dans Bernard Lacroix "Passeur", L'œuvre muséale de Bernard Lacroix, Une conférence de Bernard Lacroix | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : objet ancien, outil, ethnographie alpine | Imprimer |
mardi, 17 septembre 2013
La continuité des formes et leur symbolisme dans les objets et outils traditionnels, 2
Le mancheron de la charrue
J'ai eu l'honneur de recevoir au musée un des pères de l'agriculture biologique. Au cours de la visite il me désigne avec surprise un des araires de ma collection: " Vous avez là, me dit-il, une pièce évocatrice et très précieuse: une charrue templière initiatique!". Je n'ai pas eu sur le moment la bonne idée de lui en demander davantage. Mais m'en aurait-il dit davantage...?
Plusieurs années plus tard, Madame C., professeur à l'Université de Genève, au cours d'une visite du Musée semble tout à coup pareillement intriguée par le fameux araire. Cette fois-ci, je n'ai pas laissé passer l'occasion d'en savoir un peu plus:
"Le mancheron de l'araire est le même que celui des araires de la Haute Egypte, m'a-t-elle appris, dont on a utilisé la forme, le signe, le sigle dirions-nous aujourd'hui, pour désigner l'amour (AM-R) : deux choses qui se réunissent pour n'en former qu'une seule". N'oublions pas que la charrue est le symbole de la fécondité, voire de la virilité.
Une première remarque : le soc est neuf, son bâti, son cep ornés. Le mancheron par contre est usé, poli par l'usage et, de plus, ne semble pas avoir été rapporté.
Une deuxième remarque : le fameux mancheron est peu pratique à l'usage. Étriqué, il ramène les bras le long du corps au lieu de les écarter, ce qui a pour effet d'enlever toute force aux bras qui le maintiennent.
-Le Temple disait qu'une seule science pouvait être livrée au peuple dans son entier : l'agriculture, parce qu'elle est une science pacifique.
-Le mancheron était simplement tenu : une prise de courant tellurique, une connexion, une position, une attitude initiatique...?
-Il existe bien des simulateurs de vol, de conduite automobile, pourquoi n'y aurait-il pas des simulateurs de labour?
-Si cela est pensable à défaut d'être vérifiable, cette pratique devait s'adresser à des initiés, réceptifs à l'enseignement, aptes à recevoir la connaissance, bref, en état de grâce.
Bernard Lacroix, Les cahiers du musée n°8
23:00 Publié dans Bernard Lacroix "Passeur", L'œuvre muséale de Bernard Lacroix, Une conférence de Bernard Lacroix | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : objet ancien, outil, outil aratoire, ethnographie alpine | Imprimer |
jeudi, 12 septembre 2013
La continuité des formes et leur symbolisme dans les objets et outils traditionnels,1
Brueghel le Jeune, La moisson
En décembre 1999, dans le cadre d'un cycle de conférences-débats, au château de Ripaille, sur le thème La beauté des formes utiles, Bernard Lacroix donna une conférence intitulée La continuité des formes et leur symbolisme dans les objets et outils traditionnels. Nous en publierons plusieurs extraits dont voici le premier.
EBM
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La connaissance
Il y a la connaissance objective, la connaissance subjective. Mais il y a une autre connaissance, celle qui résulte de l'initiation. Comment la définir? Comment expliquer l'inexplicable? Comment faire parler le silence? Faute d'une définition officielle, faute de la trouver dans le dictionnaire, je vous soumets la mienne, avec humilité : "Une formidable culture, sans écrits ou presque, sans âge, qui va derrière, devant et au-delà des mots. Il faut, pour l'aborder et puis la recevoir, avoir le don, le talent infus de comprendre l'incompréhensible, de deviner, de ressentir, la secrète nature de la matière, des choses, des hommes et du temps."
Il y a bien sûr des degrés dans l'initiation, dans la connaissance : n'oublions pas, par exemple, que le compagnonnage est une confrérie ouvrière. J'y fais souvent référence parce qu'elle cultive, maintient des traditions séculaires, des pratiques souvent mystérieuses et secrètes, mais allant toujours du côté de la réflexion, de la perfection, avec pour finalité la qualité intrinsèque du travail.
Pourquoi cette présentation d'outils aratoires me conduit-elle à vous parler d'initiés? Parce que l'agriculture est une science qui se transmet de père en fils, qui fait appel à la tradition, à l'observation, à l'expérience, à la déduction, au silence... sa pratique laisse toute latitude à l'esprit. Les paysans sont des penseurs, des poètes, leurs jugements, leurs avis, souvent emprunts d'humour, sont brefs, nets et définitifs. J'ai beaucoup appris à leur contact.
Le paysan n'est pas tributaire de la machine. Elle est là pour l'aider dans son travail, pour multiplier ses bras et c'est tout! A ce propos, il est utile de faire remarquer que l'agriculture est l'une des catégories socio-professionnelles qui ont le mieux assimilé et maîtrisé le progrès.
L'industrie est froide, malléable, fragile, soumise aux impératifs de la mode et la mode ne dure que le temps d'un chapeau. Alors, que penser de nos énarques qui veulent à tout prix faire de nos exploitations agricoles des P.M.E ou des P.M.I? On attire les paysans en ville pour en faire des chômeurs au bénéfice des trusts agro-alimentaires, comme aux États-Unis.
Le XXe siècle aura été celui du déclin du christianisme et de la ruralité, ce qui n'est pas antinomique.
Bernard Lacroix, Les cahiers du musée n°8
mardi, 10 septembre 2013
Qui je suis...
Photographie JN Bart
Je suis un montagnard
Qui a le vertige
Un marin
Qui a le mal de mer.
Je suis un homme du bas
Je suis un homme du port.
Je regarde !
Mais je n'aime pas les cimetières :
Je ne veux pas savoir où sont mes morts.
Mes héros sont dans l'horizon.
Adieu Tabarly !
Bernard Lacroix, Redoux
08:21 Publié dans L'œuvre poétique de Bernard Lacroix | Lien permanent | Commentaires (0) | Imprimer |
jeudi, 29 août 2013
Les vieux souvenirs
Photographie JN Bart
Est-ce la vieillesse qui s'installe petit à petit en moi qui me donne ce besoin subit de retrouver des lieux où je n'ai pas remis les pieds depuis mon enfance : un sentier, un vieux mur, une maison perdue dans la montagne... En ce temps-là, quelque chose me disait que j'y reviendrais un jour. Aujourd'hui, quelque chose me dit que je n'y reviendrai plus jamais. Un ultime pèlerinage dans des endroits sans grande importance, mais que mes yeux d'enfant ont retenu avec une précision quasi cruelle. Cinquante ans se sont écoulés entre ces deux regards, cinquante ans que je voudrais oublier d'un seul coup, comme si l'oubli pouvait effacer le temps qui passe.
Ce qui me console, au fond, c'est que les choses n'ont plus la même saveur, ne sont plus ce qu'elles étaient alors que je les découvrais à l'occasion d'un jeu, d'une promenade ou d'un rendez-vous amoureux. Les souvenirs vieillissent avec l'homme. Vouloir à tout prix retrouver des sensations de jeunesse est dérisoire, au contraire, cela vous fait vieillir davantage.
Et pourtant, j'ai tellement recherché ces coins mystérieux que mon imagination peuplait à sa guise: les clairières minuscules où poussaient les framboises sauvages, les mûres, les myrtilles, ou encore taquiner avec une brindille les écrevisses qui tapissaient le fond de la rivière, surprendre les chevreuils dans leurs ébats printaniers, déranger un hibou somnolant dans un tronc d'arbre mort, pousser avec une délicieuse appréhension la porte branlante d'une maison oubliée dans la forêt...
Au retour me reviennent aussi certains visages, m'attendant à les revoir aux fenêtres ou sur le pas des portes. Mais d'autres visages ont pris leur place : leurs enfants, peut-être, ou de nouveaux propriétaires, des citadins qui se sont empressés de couper les vieux arbres, de faire du jardin une pelouse qu'il faudra tondre impérativement deux fois par semaine, avec en son milieu l'inévitable faux-puits en préfabriqué et les sept nains en plastique qui lui font cortège.
Tu vois bien mon pauvre Bernard, qu'il faut garder ce dont tu te souviens bien sagement pour toi et pour toi seul! Personne ne sait plus vraiment ce qu'étaient les choses et les gens d'autrefois. À quoi bon s'inquiéter pour ce qui est perdu, irrémédiablement perdu. Pourquoi vouloir absolument conseiller aux nouveaux venus: " Gardez ces vieilles roses, c'est une variété qui disparaît! Conservez ces vieux murs de pierres sèches, leur assemblage est une véritable œuvre d'art! Mettez en valeur ces linteaux de fenêtre en pierre verte, ils sont la parure de votre façade!..." Qu'est-ce qu'ils en ont à faire! Il leur faut de larges baies pour faire rentrer le soleil, quitte à dépenser deux fois plus de mazout en hiver. Il leur faut de la place pour mettre une ou deux voitures, un barbecue... Il faut faire envie aux passants même si l'intérieur de la maison est perpétuellement en chantier, même s'il n'y a pas encore la moquette dans la chambre des enfants.
Le ciel de novembre allume ses feux. Lui, au moins, il n'a pas changé! Mes pensées vont s'y perdre , s'effilocher, deviendront les petits nuages du soir que le vent pousse plus loin. Demain déjà s'annonce, le jour attisera l'oubli.
Bernard Lacroix, Les cahiers du musée n°4
21:22 Publié dans Méditations | Lien permanent | Commentaires (0) | Imprimer |