lundi, 21 septembre 2015
Le chalet
Photographies de Robert Taurines
Le chalet n'est pas bâti de bois de bas en haut. La partie en madriers est le plus souvent posée sur un soubassement de pierres pour la bonne raison que le rez-de-chaussée étant le plus souvent réservé au bétail, l'humidité salée de l'étable lui serait nuisible. Le haut sert à l'habitation et à la mise à l'abri des récoltes, la proximité du foin est un isolant parfait.
Les galeries permettent, dans certains cas, de desservir les pièces depuis l'extérieur, d'y conserver le maïs ou le bois de chauffage qui peuvent attendre ainsi leur utilisation à l'air et au sec, d'y déambuler les jours de pluie ou de neige sans se mouiller et pourquoi pas, de s'y accouder pour contempler le paysage. Les femmes y installaient leur rouet, les vieux leur fauteuil, les enfants leurs jouets...
Les palines festonnées des barrières sont d'une grande variété de décor. J'ai pu y recenser plus de trente motifs différents et ce uniquement dans les alentours de Montriond près de Morzine. Elles viennent égayer l'austérité brune des façades avec une pointe de fantaisie du meilleur goût, un peu comme la dentelle agrémente un mouchoir ou une nappe. Dans son atelier d'hiver, l'homme de la maison devait mettre dans leur confection toute son habileté et son sens artistique.
J'aime regarder, quand le soleil descend, les chalets disposés comme des pions sur l'échiquier des pâturages, les rangées de minuscules fenêtres bien alignées, les vastes toits en pente douce, les larges auvents abritant les abords, les cheminées-fumoirs tapissées de "tavaillons", les jardinets pleins jusqu'aux bords de fleurs familières... Un ensemble à la fois ordonné et disparate, réglé par la tradition et l'expérience, où la rigueur n'exclut jamais la beauté et la poésie.
Quand la neige viendra compliquer, ô combien, leurs moindres efforts, seule une petite fumée bleue témoignera de la présence de leurs occupants. Ils sont bien là, malgré le froid intense et les bourrasques, prisonniers de l'hiver, patiemment résignés. Il y a un temps pour tout!
Comment expliquer la désuétude dans laquelle est tombée notre habitat ancien? Le mépris avec lequel on traite, en ville comme à la campagne, tout ce qui est beau, authentique? Pourtant, quelle harmonie dans la disposition des ouvertures d'une ferme chablaisienne, dans la solide élégance du toit. Quel sens des proportions dans une porte voûtée de grange, où il n'y a pas une pierre en plus, pas une pierre en moins. Les vieux bâtisseurs procédaient par dictons, proverbes, par règles verbales séculaires transmises de père en fils, ce qui évitait les erreurs de calcul et les rajouts malvenus. Il existait une réelle complicité entre le bûcheron et le charpentier, le carrier et le maçon, le scieur et le menuisier... On travaillait en confiance, tout simplement, dans la rigueur et l'honnêteté.
Bernard Lacroix, Mémoire des jours ( Éd. Bias, 1990)
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jeudi, 10 septembre 2015
Corzent
Anthy-sur-Léman, août 2015
(Photographie JN Bart)
Septembre est venu bien à son heure.
La plage abasourdie compte ses papiers gras.
Le lac sourit bêtement
Au cul pointu d'un cygne
Qui cherche sa tête dans les algues basses.
Bernard Lacroix, Redoux ( Éditions Le Carré, 1998)
13:36 Publié dans L'œuvre poétique de Bernard Lacroix | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : corzent plage du léman | Imprimer |
vendredi, 04 septembre 2015
Une peinture avec ou sans sujet
Bernard Lacroix, Matin dans le Chablais, huile sur toile (19,5x24,5)
Là, nul archaïsme, nulle narration expressionniste ou naïve. Lacroix y développe un travail maîtrisé et sans concession, dont la facture, qu'elle soit figurative ou abstraite, énonce une vision plus structurée et distanciée du monde. Le but n'est pas spécifiquement de séduire mais de capter l'œil par une forte sollicitation rétinienne. C'est avant tout la composition qui prédomine, la ligne, la croix (sic!) et l'aplat de couleurs pures. Cézanne, Mondrian, Manessier, de Staël (1), sont quelques noms qui effleurent alors la surface de sa toile. Le geste pictural, net et sec, fait écho à la rugosité des sculptures. La couleur n'est pas illustrative, elle assume un rôle expressif à part entière. Cet aller-retour incessant entre abstraction et figuration situe bien l'enjeu d'un travail pictural dépassant l'anecdotique : lorsqu'un paysage est représenté, celui-ci n'est pas identifiable géographiquement, il est avant tout un paysage type du Chablais et peu s'en faut qu'il devienne une composition sans autre sujet que l'agencement des horizontales et des verticales.
Des œuvres charnières ponctuent également le travail de peinture : il s'agit en particulier de très beaux collages sur papier où la technique de recyclage se développe par l'agencement de papiers déchirés, de morceaux d'emballage et de peinture vaporisée. La réflexion autour de la notion de rebut , engagée avec les sculptures, s'oriente avec ces collages vers une approche plus critique de notre société de consommation et de gaspillage. En extirpant avant leur destruction telle couleur de tel emballage, telle trame de tel filet à pomme de terre par exemple, Lacroix épouse à sa façon le souci de toute une génération d'artistes travaillant sur le déchet (2). L'esthétisation plutôt allègre qu'il en propose n'en exclut pas pour autant la portée critique.
D'autres collages que l'on pourrait qualifier de bas-reliefs ( photographie ci-dessous) créent quant à eux le chaînon manquant entre la pâte plate des huiles sur toile et les sculptures. Il y a une salutaire exubérance dans ces bas reliefs, où l'on repère en arrière plan la composition picturale des huiles et en premier plan l'utilisation tels quels de fragments d'objets. On peut en outre ranger ceux-ci dans deux catégories : d'une part les objets industriels liés à la consommation ( morceau de couvercle de boite de conserve, capsule de bouteille, plastique), et d'autre part les débris d'objets liés à l'ornementation, en particulier des fragments de cadres de tableaux traditionnels en plâtre dorés et ouvragés.
Á travers ces deux catégories d'objets, on retrouve la dualité que l'artiste entend développer dans l'ensemble de son travail : une oscillation entre un art plutôt savant et un art de recyclage plutôt fruste.
Alain Livache, Catalogue de l'exposition Bernard Lacroix au Conservatoire d'Art et d'Histoire d'Annecy, 2001.
Notes :
(1) Nicolas de Staël fait partie après guerre de ce que l'on nomma l'École de Paris en réaction à l'École de New-York. Des artistes différents tel que Manessier, Bazaine, Hartung, Vierra da Silva pratiquent tous ou presque une peinture abstraite, ancrée dans une expérience sensible et un savoir faire qui ne rompt pas avec les techniques classiques ni avec les formats traditionnels du tableau.
(2) On citera bien sûr les nouveaux réalistes (César, Arman, Spoerri...) mais aussi plus récemment Tony Craag ou Carole Monterrain.
Bernard Lacroix, Collage abstrait au filet jaune, Matériaux mixtes sur bois, 44,5x32
Photographies : Catalogue de l'exposition
07:00 Publié dans L'œuvre artistique de Bernard Lacroix | Lien permanent | Commentaires (0) | Imprimer |
vendredi, 28 août 2015
Altitude
L'Aiguille Verte
Photographie guides-ice-fall.blogspot.com
Á X..., mort en montagne
Je suis monté
Là où il n'y a plus de sentiers,
Là où les sapins sont bleus,
Plus haut!
Plus haut encore!
Á plus de quatre mille mètres.
Et là,
Je me suis senti si près de vous,
Mon Dieu,
Que j'en suis mort.
Bernard Lacroix, Au vent mûrieux
07:00 Publié dans L'œuvre poétique de Bernard Lacroix | Lien permanent | Commentaires (0) | Imprimer |
vendredi, 21 août 2015
Jacques Miguet (1921-1985), 2
Bernard Lacroix, Première neige, huile sur toile, 33x41 cm
Œuvre figurant à l'exposition Les peintres, ses amis en hommage à Jacques Miguet, Annecy, 1988
Rappel : Jacques Miguet (1921-1985), 1
Les Granges de Servette ou l'itinéraire d'une découverte
C'est en 1984 que le docteur Jacques Miguet entreprend officiellement son grand pèlerinage, son grand cheminement dans le monde de l'Art, à l'occasion de deux expositions organisées par le Syndicat d'Initiative de Douvaine, l'une consacrée au peintre L.Lehman, l'autre à la gravure où l'on relève les noms de Léger, Manessier, Marquet, Villon...
Les manifestations suivantes furent autant d'évènements qui favorisèrent la rencontre de Jacques Miguet avec des œuvres d'artistes renommés : Balthus, Giacometti, Klee, Miro et Dufy furent en 1956 les "Poètes du visible".
1958 vit la naissance du Comité d'Art et Culture de Douvaine, et la première manifestation aux Granges de Servette, Peintures et sculptures religieuses anciennes en Chablais : à cette occasion, le docteur Paul Ramain présenta l'extraordinaire bâtisse :
" Cette étonnante vieille grange monumentale du XVIIe siècle, temple d'art, isolée dans la nature vivante et pastorale, tout en offrant une vue reposante sur d'immenses horizons paisibles et silencieux, ainsi que sur un prestigieux décor de hautes montagnes dentelées, renferme non seulement une collection sélectionnée d'une cinquantaine de vieilles statues en bois sculpté, vraie "litanie des Saints" vénérés jadis dans nos campagnes et montagnes, œuvres authentiques et sincères d'artistes artisans savoyards du XIIe au XVIIIe siècle, mais encore toute une remarquable collection d'œuvres de jeunes peintres et sculpteurs contemporains".
En 1959, les Granges de Servette se révélèrent un lieu éclectique ouvert aux peintres : Truphémus, Fusaro, Philibert-Charrin, Cottavoz, Decarli, Sogno, Boullier, J-J. Morvan et également à diverses manifestations telle L'Art Nègre avec la participation des Griots, Compagnie africaine d'Art Dramatique, Terre Espagnole, un montage de J-J.Morvan avec Catherine Sauvage et Roger Blin.
En 1960, pour les fêtes du centenaire du rattachement de la Savoie à la France, la mairie de Douvaine présenta Peinture pour tous avec Adilon, Baboulène, Cottavoz, Fusaro, Decarli, Sogno... Vint ensuite le Festival Théâtral des Nuits de Servette proposant tout autant le grand répertoire classique que contemporain, avec le concours de Roger Blin, Marcel Maréchal, les Comédiens du Cothurne de Lyon et le Théâtre des Faux-Nez de Lausanne. La musique ne fit pas défaut : des concerts de luth et guitare furent également donnés.
En 1962, on exposa une collection d'outils (du XVIe siècle à nos jours) qui, au fil des acquisitions, devint collection permanente. L'inauguration fit l'objet de cérémonies humoristiques inoubliables : fanfares, discours de Félix Benoît, recteur de l'Institut des Sciences Clavologiques, remise de décorations, l'Ordre du Clou aux docteurs Miguet et Ramain et au peintre Decarli. René Deroudille présenta la réalisation de Philibert-Charrin L'Élagueur au cœur gai, haute ferraille de deux tonnes et de onze mètres de haut qui accueille depuis lors les visiteurs aux Granges.
De 1962 à 1987, se succédèrent au cours d'expositions toutes formes d'expression, de l'art populaire à l'art contemporain : peinture, sculpture, photographie, bois sculpté, masques, tableaux textiles, céramiques et collages, toutes manifestations où s'inscrivirent par leur fréquentation régulière les "artistes maison" et qui révélèrent tant de sensibilités nouvelles.
1954-1985, trente et un ans de découvertes, de rencontres exceptionnelles, d'émotions, de joies partagées, trente et un ans d'un véritable mécénat mené tambour-battant avec ce sourire, cette présence rayonnante, cette modestie silencieuse, cette disponibilité, cet enthousiasme, ce contact unique... Le docteur Jacques Miguet, pionnier de la Culture nous a quittés. Reste son œuvre, non seulement aux Granges de Servette, la réalisation de la salla polyvalente de Douvaine, mais aussi le dynamisme qu'il a su donner à l'ADDIM de Haute-Savoie dont il fut le président-fondateur et au sein de la commission culturelle du Conseil Général et du Conseil Régional qu'il présida avec combien de compétence et de réussite. Militant de la défense du Patrimoine, il donna l'exemple truelle en main. Son passage à la mairie de Douvaine, son cher petit bourg, lui donna plus de soucis que de satisfactions. Paradoxalement, ce Conseiller Général, élu et réélu avec des scores favorables jamais atteints, ne fut pas toujours bien compris et aidé dans sa propre municipalité. Cachant sa déception et sa peine derrière un humour ô combien charitable, sa consolation devait être de savoir ses amis innombrables et fidèles. Ils ne sont pas prêts de l'oublier.
Bernard Lacroix, Catalogue de l'exposition "Les peintres, ses amis- Hommage à Jacques Miguet, (Annecy, 1988) pp.13-14
samedi, 15 août 2015
La poésie comme prière: sur un poème de Bernard Lacroix, par Emmanuel Fournigault
Filippo Brunelleschi, Vierge à l'enfant dite Vierge de Fiesole, XVe siècle.
Pour la fête de l'Assomption, célébrée aujourd'hui par les chrétiens de France en union avec les chrétiens d'Orient persécutés, voici une très belle note d'un de nos fidèles lecteurs, Emmanuel Fournigault*, sur un poème de Bernard Lacroix, Prière pour un jour de fête des mères, à lire ici.
Merci à lui.
* Auteur du site Après l'histoire, dans nos sites amis.
10:35 Publié dans L'œuvre poétique de Bernard Lacroix | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : la poésie comme prière, emmanuel fournigault | Imprimer |
mercredi, 12 août 2015
Jacques Miguet (1921-1985), 1
Photographie: Catalogue de l'exposition Les peintres, ses amis. Hommage à Jacques Miguet
(Annecy, 1988)
Rappel:
Allocution de Jean-Claude Fert aux obsèques de Bernard Lacroix
Le site des Granges de Servette
*
Jacques Miguet s'en est allé il y a tout juste trente ans. En 1988, une exposition mémorable de ses amis peintres (dont Bernard Lacroix), au Conservatoire d'Art et d'Histoire d'Annecy, lui rendait hommage. Ces grands noms de l'art exprimaient ainsi leur gratitude à cet homme qui avait entretenu avec eux un dialogue lumineux et fécond. Son exemple devrait nous inspirer aujourd'hui.
E.B-M
*
Jacques Miguet était un homme hors du commun.
Ayant délibérément choisi d'être un médecin de campagne alors que ses brillantes études le destinaient à occuper une place prépondérante dans les services hospitaliers universitaires, il préféra demeurer dans son pays pour mieux se consacrer, au travers d'une vie professionnelle intense et d'un dévouement sans limite, à servir l'art et la culture.
D'un intelligence remarquable, servi par une prodigieuse mémoire, toujours avide de connaissances nouvelles et de découvertes, il s'érigeait en défenseur inconditionnel de toute forme d'expression artistique, attentif à privilégier la peinture, la sculpture et la création musicale. Soucieux de la réhabilitation et de la valorisation du patrimoine historique de la Haute-Savoie, Jacques Miguet, par son enthousiasme communicatif, sut convaincre l'Assemblée Départementale de se donner une politique culturelle, de dégager les moyens de sa mise en œuvre et d'assigner au Conservatoire d'Art et d'Histoire la vocation d'être le haut lieu culturel du département.
Passionné de musique, il fonda l'ADDIM dont il assura la présidence et constitua l'orchestre départemental. Passionné de peinture, c'est à lui que nous devons d'avoir acquis la superbe collection Chastel.
Pendant deux mois, peintres et sculpteurs viendront, par l'exposition de leurs œuvres, rendre un légitime et émouvant hommage à celui qui fut, sa vie durant, un grand ami des artistes, de la Savoie et des hommes.
Bernard Pellarin, Catalogue de l'exposition "Les peintres, ses amis" , 1988
Président du Conseil Général de la Haute-Savoie.
jeudi, 06 août 2015
Caprice (1)
Enfant Jésus, sculpture souabe, XVe siècle
Cette note a été annoncée dans :
Le petit Jésus ne veut pas manger sa soupe.
Sa maman lui dit :
"Si tu ne la manges pas,
Ton papa te donnera une gifle!"
"Lequel,
Demande le petit Jésus,
Celui d'en-haut ou celui d'en-bas?"
"Celui d'en-bas,
Répond la Sainte Mère,
Un bon qu'on tient vaut mieux que deux
Tu l'auras!"
Bernard Lacroix, Petites choses d'hiver
(1) Note de l'auteur : J'ai trouvé cette chose bizarre dans un de mes cahiers d'écolier...
07:30 Publié dans L'œuvre poétique de Bernard Lacroix | Lien permanent | Commentaires (0) | Imprimer |
lundi, 03 août 2015
Assemblée Générale de l'association "Les amis de Bernard Lacroix"
Bernard Lacroix, Nature morte aux poissons, Huile sur toile (23,5x45)
Photographie: catalogue de l'exposition au Conservatoire d'Art et d'Histoire d'Annecy, 2001
L'Assemblée Générale de l'association Les amis de Bernard Lacroix aura lieu le:
Mercredi 19 août 2015, à 20h30, salle de réunion (sous la mairie), à Fessy.
Les adhérents recevront une convocation par la poste.
Toutes les personnes intéressées par notre association seront les bienvenues.
Ordre du jour :
Rapport moral du président
Rapport d'activités
Bilan financier
Projets 2015-2016
Questions diverses
18:20 | Lien permanent | Commentaires (0) | Imprimer |
vendredi, 31 juillet 2015
Un carnet de Bernard Lacroix
De toutes les archives laissées par Bernard Lacroix, la plus ancienne, la plus humble, la plus touchante, est sans doute un carnet daté de 1947 (1). Bernard avait alors 14 ans. Une série de dates sur la couverture, reprise et augmentée sur la première page, laisse supposer qu'il a tenu plusieurs carnets de ce type. Dans la série de la première page, des lieux sont ajoutés aux dates : Thônes, pour les années 1945,46,47, Thonon pour l'année 1948, Fessy pour l'année 1949. Dates et lieux correspondent à ses années de scolarité. Le sous-titre de la première page, Phrases, adjectifs, vocabulaire pour narration...etc... (sic) ne nous dit pas si la tenue d'un tel carnet était imposée au collège ou s'il s'agit d'une pratique personnelle. Je penche pour la seconde hypothèse car les thèmes récurrents de sa poésie, son émerveillement devant la beauté du monde, son amour de la langue française, son humour, sont déjà là, en germe.
L'adolescent collecte des mots, des phrases, comme il allait bientôt collecter les objets mis au rebut. Dans ce carnet de 1947, qui comporte plusieurs ajouts datés de 1948, il mêle des citations sans nom d'auteur (hormis Joseph Kessel, dont il recopie des extraits du roman Le lion) et ses propres phrases. Il arrive qu'il précise être l'auteur d'une phrase, par exemple :
" Le Paysan. Après le travail... En essuyant d'un revers de sa large main caleuse la sueur qui perle sur son front, confiant en l'avenir, il sourit aux étoiles. (C'est de moi)."
Ou bien:
"Les Fleurs. Elles viennent jusqu'à ma fenêtre et semblent me redire chaque matin le bonjour silencieux de la nature entière. (authentiquement de Moi!)B.La +1948, St Jo".
Si Bernard Lacroix ignorait, comme il l'affirmera des années plus tard, où le mènerait sa collecte d'objets, il est clair qu'il collecte les mots avec le désir et l'intention d'écrire, que la poésie est sa toute première vocation (2). Certaines remarques, certains rapprochements entre les citations et les thèmes sont déjà ceux d'un écrivain au travail. La fin du carnet comporte un choix de locutions latines, puis l'annonce, dans la belle calligraphie des collégiens d'autrefois, d'un "Précis de grammaire usuelle, par B.Lacroix, lauréat de la faculté de Lettres" (sic), suivi de ...pages blanches! Déjà poète et déjà facétieux ...!
Les thèmes sont ceux de l'œuvre à venir. Certains sont aussi anciens que la poésie elle-même – les saisons, la nuit, le soleil, la tempête – , mais ces phrases résonnent pour la première fois aux oreilles du futur poète, peintre et musicien. On devine qu'il s'émerveille de découvrir dans les mots l'écho et le prolongement de son expérience sensible, laquelle se situe à des années- lumière de celle d'un adolescent d'aujourd'hui. En 1947, une jeune rural n'avait ni ordinateur ni iPad, même pas la télévision ; les automobiles étaient rares, les autoroutes n'existaient pas, les villages chablaisiens n'étaient pas les dortoirs des salariés frontaliers... En d'autre termes, le mode de vie de ce jeune rural, dans sa proximité avec la nature, laissait davantage de place à la contemplation.
Il se peut que Bernard Lacroix ait cueilli certaines phrases et expressions dans la poésie romantique ou symboliste qu'on transmettait à l'école jadis : Hugo, Musset, Vigny, Heredia, Leconte de Lisle etc... Je dois avouer que je n'ai reconnu aucune citation à part une expression d'Alfred de Musset et un proverbe portugais : " Dieu écrit droit avec des lignes courbes". Le recueil n'en est que plus émouvant. Après tout, qu'importe qui a écrit telle ou telle phrase? Bernard s'appropriait sans doute les phrases ou expressions lues comme s'il les avait écrites lui-même : c'est là l'opération alchimique propre à la poésie puisque chaque œuvre bruisse des voix qui l'ont précédée. Sensible à leur beauté, il a noté ces phrases ou ces expressions pour qu'elles restent en lui. En voici quelques-unes. Certaines sont vraisemblablement de son invention, même s'il n'en signe que très peu.
Le printemps :
" Il neige des fleurs... jonquilles, pensées, renoncules..."
"Des milliers de corolles neigeuses floconnaient..."
" Les premiers papillons se posent sur les premières roses..."
"Les chatons de soie jaune..."
L'été :
"La brise s'endort..."
" La terre est assoupie dans sa robe de feu "
L'automne:
"Le houx met sa parure de corail rutilant..."
"L'azur cendré du ciel"
Les phrases suivantes sont signées BLa+ :
" Ses joies, ses peines, ses beautés et ses disgrâces".
" Le squelette osseux des branches dénudées".
" Les enfants revenant de l'école, désireux de faire à leur maman une surprise agréable, remplissent vivement le cartable de châtaignes et de noix, et les bergers rêveurs, les pieds sous la cendre chaude de leur modeste feu de bois, gardent vigilants leurs gras troupeaux disséminés dans la plaine".
L'hiver :
"Le givre, tel un orfèvre habile, glisse dans tout ses larmes d'argent"
"Les fougères poudrées de neige comme des gâteaux de sucre fin".
"Les vitres rondes couvertes de fleurs d'argent..."
" Les fées semblent avoir jeté sur les arbres une pluie de diamants..."
La Nuit :
"La lune se lève pour baigner les pics et les vallées de splendeur argentée..."
" La nuit profonde, avec un peu de jour resté sur l'eau..."
"Sillage scintillant des tremblantes étoiles..."
L'expression suivante est signée B.L 48 :
" Le ciel d'un bleu profond, étoilé et magique"
Le Soleil:
Phrase signée B.La+, 1948 :
" Le disque pâle d'un soleil couchant. (Brusque changement de la nature)"
Élisabeth Bart-Mermin
Notes :
(1) La date 1947 est écrite en rouge et noir à l'intérieur d'un losange, sur la première page, et sur la 4e de couverture.
(2) Nous publierons dans une prochaine note, le 6 août, un poème que Bernard Lacroix a retrouvé dans ses cahiers d'écolier, comme il le précise lui-même, ce qui prouve que sa vocation poétique s'est manifestée dès l'enfance, avant la rédaction de ces carnets.
07:30 Publié dans L'œuvre poétique de Bernard Lacroix | Lien permanent | Commentaires (0) | Imprimer |